Publié

Le romancier François Bégaudeau touche en plein cœur dans "L’amour"

L'écrivain François Bégaudeau. [Gallimard - Francesca Montovani]
Entretien avec François Bégaudeau, auteur de "L'amour" / QWERTZ / 32 min. / le 26 septembre 2023
Aussi simple qu’ambitieux, à l’image de son titre "L'amour", le dernier roman de l’écrivain vendéen François Bégaudeau saisit la normalité amoureuse à travers la vie d'un couple. Sensibilité et rigueur en font un petit miracle littéraire.

C’est un texte d’une extraordinaire qualité littéraire. Avec sensibilité et rigueur, "L’amour" raconte en huitante pages cinquante ans d’une vie de couple ordinaire. Tout est ordinaire dans ces existences. La rencontre, le mariage. La vie quotidienne. La naissance d’un fils. La mort du chien. Les pépins de santé. La mort de Jeanne. La mort de Jacques.

Elle, réceptionniste d’hôtel, puis dans un bureau. Lui, jardinier, par hasard, sans vocation. Elle aime la chanson, et plus que tout Richard Cocciante. Elle en écoute tout le temps – ce qui permet de traverser, par l’évocation de quelques titres, cinquante années de variété française. Lui aime le modélisme, les MiG miniatures qu’il construit, peint et offre parfois. Sur son étagère, les modèles réduits des appareils qui traversent le ciel. D’ailleurs il aime aussi les planètes et les étoiles, sur lesquelles il lit des revues de vulgarisation. Le ciel, la chanson, comme l’aspiration à quelque chose de plus vaste.

Ces petits riens

Il y a les énervements insignifiants, l’adultère (une fois). Mais Jeanne et Jacques s’accompagnent, partagent le pain quotidien, se veulent du bien. Et le manifestent de diverses manières, mais pas par déclaration. C’est l’amour, sans le discours amoureux. Un idéal de couple qu’on pourrait dire suranné, petit bourgeois. L’auteur le traite sans glamour et sans cynisme.

Avec humour, une tendresse se dégage pour ce que les humains peuvent avoir d’empoté. Et d’ailleurs, Jacques et Jeanne en ont aussi, de l’humour. Le style indirect libre crée une empathie totale, sans avoir à la dire. Le ressenti, les pensées, l’humour de ses personnages se mêle au sien de manière inextricable. Et puis, à y regarder de près, Jacques et Jeanne ont peut-être tout de même une ou deux qualités exceptionnelles, mais en négatif: nulle violence et nul ressentiment.

Les jours où elle se sent trop fatiguée pour la tâche, l’autre mamie prend le relais. Ça dépanne bien. La gratitude de Jeanne à l’endroit de sa mère serait totale si elle n’appelait pas son fils Dany, alors que c’est Daniel, comme Balavoine, qu’elle a découvert dans Starmania. Si d’aventure aucune des mamies n’est disponible, on s’organise autrement.

François Bégaudeau, extrait de "L’Amour"

L’entreprise de Bégaudeau est ainsi aussi simple qu’ambitieuse - à l’image de son incroyable titre. Pour la mener à bien, l’écrivain résout, avec délicatesse et discipline, plusieurs enjeux littéraires.

Oter pour ajouter

La construction d’abord: car une fois le couple marié, il reste quarante pages pour traverser cinquante années. Bégaudeau devient le maître d’œuvre d’une sorte de marabout-de-ficelle. Chaque paragraphe y propose un élément (une considération d’un personnage, un objet…) que le paragraphe suivant reprend, mais en franchissant plusieurs mois d’un coup. Il en ressort un récit d’une extrême linéarité. C’est le fil de la vie elle-même.

L’auteur développe en outre plusieurs techniques pour esquiver sans froideur toute emphase, toute solennité. L’entrée en scène de Jacques suit la même logique: tout d’abord personnage subalterne, élément du décor, il acquiert un visage et devient central presque sans que l’on sache comment.

L’axiome d’écriture principal de ce livre: à chaque fois qu’on attendrait une notation plus sentimentale ou psychologique, je l’ai négociée par des considérations matérielles.

François Bégaudeau, auteur de "L’Amour"

Le texte ne met pas en avant pour autant d’enjeux sociaux. Bégaudeau évite au contraire tout ce qui dans le récit pourrait polariser politiquement ses personnages - ou ses lecteurs. Pas de prise de position chez eux (ni chez lui) sur les grands thèmes politiques ou de société des décennies traversées.

Rien sur leur vote, l’immigration, le néolibéralisme ou l’homoparentalité (habilement évoquée et acceptée sans commentaire à travers un épisode de "Plus belle la vie"). Le texte n’en développe pas moins un réalisme serré. Qui s’avère forme et source d’attachement aux personnes, à leur monde, en deçà de tout jugement. Jusqu’à un miraculeux final ou soudain, la mort confine à la magie.

Ainsi, par son écriture qui retranche, François Bégaudeau prend le temps d’être bref. Tout comme la vie elle-même prend le temps d’être brève.

Francesco Biamonte/aq

François Bégaudeau, "L'amour", éditions Verticales.

Vous aimez lire? Abonnez-vous à QWERTZ et recevez chaque vendredi cette newsletter consacrée à l'actualité du livre préparée par RTS Culture.

Publié