Neige Sinno est née en 1977 dans les Hautes Alpes. Elle est très jeune quand ses parents divorcent. Peu de temps après, sa mère rencontre l’homme qui deviendra son beau-père. Il a 24 ans, il fait une formation de guide de montagne, il est charismatique, autoritaire, plein d’énergie et de principes. Le couple s’installe dans une ruine qu’ils entreprennent de retaper.
C’est dans cette maison précaire, éternel chantier sans intimité ni repli, que les viols commencent. Ces détails socio-biographiques donnés, Neige Sinno rappellera à plusieurs reprises que l’inceste concerne tout le monde.
Quand on considère l’ampleur des chiffres des violences intrafamiliales, on se demande ce que signifie encore cette notion de vie privée alors qu’il s’agit en réalité d’un crime systémique commis dans le secret de centaines de milliers de familles.
Dissociation
Les abus commencent quand elle a sept ans, peut-être neuf, elle ne saurait l’affirmer avec certitude. A cet âge-là, les souvenirs n’appartiennent pas au temps. Ce sont des images, des sensations; une matière à la fois indélébile et friable. Certains détails ont été gommés – pour survivre à plusieurs années de violences sexuelles répétées, le cerveau doit se dissocier du corps. Mais pas assez pour que ce traumatisme ne la hante pas quotidiennement.
Quarante ans après le début de ces évènements, Neige Sinno vit au Mexique, où elle écrit et traduit de la fiction. Un matin, elle s’assoit à sa table de travail et pose les premiers mots de ce qui deviendra "Triste tigre".
Cette histoire, c’est mon histoire. J’ai essayé de la travailler de différentes façons (...). J’ai mis très longtemps à faire le choix de l’écrire à la première personne.
Une lecture stupéfiante et nécessaire
Son lectorat lui en est reconnaissant, et peut-être même certaines instances de la justice et de la société, tant ce livre aborde intelligemment le sujet grave, mais tabou, de l’inceste. "Triste tigre" est en tête des ventes de la rentrée littéraire. Il est aussi sur les listes des prix Goncourt, Femina, Medicis, Wepler ou Les Inrocks.... Quand il est mentionné sur les réseaux sociaux, et il l’est énormément, c’est à coups d’adjectifs dithyrambiques et ahuris : "stupéfiant", "nécessaire", "essentiel", "incontournable", "universel".
Une avalanche de commentaires qui s’accordent tous pour dire que "Triste tigre" est d’abord un texte inclassable. A cause de sa forme: un texte à la première personne qui accueille bien d’autres voix que la sienne - de Christine Angot à la poésie de William Blake, des contes traditionnels aux œuvres de Claude Ponti, des archives de la presse quotidienne locale au compte-rendu du procès de son violeur:
Il va assez loin dans ses aveux, même encore ce jour-là, devant tout le monde, comme s’il cherchait à se confesser, dans une espèce de repentir. Il dit que c’était parfois tous les jours, parfois il se passait un mois entier sans rien. Il dit qu’il y avait de l’amour, qu’il faisait attention à ce que je prenne du plaisir.
Un grand ouvrage de littérature
Le fond n’est pas univoque non plus: bien que Neige Sinno s’appuie sur son expérience vécue, son propos s’aventure bien au-delà de son cas personnel. "Triste tigre" est un livre sur les mécanismes d’emprise et de domination au sens large. Pour penser ces sujets, pour comprendre où se logent le mal et la cruauté humaine chez les individus qui parfois nous entourent de très près, Neige Sinno s’appuie sur des exemples à grande échelle, comme les tortures de guerre, l’esclavage ou la Shoah.
A plusieurs reprises, elle admet son impuissance à résoudre certaines énigmes. Ça ne l’empêche pas de chercher. C’est dans cette contradiction, dans ce dialogue permanent entre l’impossible et sa nécessité, que "Triste tigre" se hisse au rang des grands ouvrages de littérature.
Salomé Kiner/sc
Neige Sinno, "Triste tigre", ed. P.O.L.
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