Publié

"Ce que je sais de toi", tragédie cairote signée Eric Chacour

L'auteur québecois Eric Chacour en 2022. [Justine Latour]
Entretien avec Eric Chacour, auteur de "Ce que je sais de toi", aux éditions Philippe Rey. / QWERTZ / 33 min. / le 10 octobre 2023
Présent sur les listes de plusieurs prix en France, le premier roman du Québécois Éric Chacour, "Ce que je sais de toi", fait de l’Egypte de la fin du XXe siècle le décor d’une passion amoureuse entre deux hommes que tout oppose.

C’est l’invité surprise des prix littéraires. Finaliste du Prix du Roman Fnac, en lice pour le Femina et le Renaudot, "Ce que je sais de toi", premier roman d’Eric Chacour, entre par une douce effraction dans le jeu des distinctions les plus prestigieuses.

Destins singuliers

Québécois né de parents égyptiens, ce jeune quadragénaire vit au centre de Montréal et travaille dans la finance. Profil atypique pour une révélation rare, à l’image du scénario de son premier roman. Dans ce récit parcourant quarante ans d’histoire égyptienne, l’amour et le drame se jouent du destin tout tracé de son protagoniste.

Le Caire, 1961: Tarek a 12 ans et son père, médecin généraliste, se félicite de voir son fils aspirer à lui emboîter le pas. Elève brillant, le jeune homme doit prendre la succession de son père quand celui-ci meurt subitement. Assumant la patientèle du cabinet paternel, Tarek prolonge ses journées en offrant des soins aux petites gens du Moqattam, une colline à l’est du Caire. C’est là, dans ce bidonville miséreux, qu’il fait la connaissance d’Ali, un jeune homme avec lequel il se lie plus qu’il ne l’envisageait.

Ali te fascinait. Il y avait chez lui une liberté absolue, une absence de calcul, une exaltation du présent. Il n’était lié par aucun passé et ne concevait pas l’avenir à travers les mêmes contraintes que toi. Il se contentait de vivre et tu te surprenais parfois à espérer que vivre serait contagieux.

Eric Chacour, "Ce que je sais de toi"

L’amitié et la relation de travail se muent bientôt en histoire d’amour. Marié, Tarek délaisse son foyer pour vivre cette passion interdite, dans une Egypte où l’homosexualité est encore passible de prison. La rumeur enfle, des menaces pèsent sur sa personne, l’exil s’impose à lui.

Théâtre classique

Tragédie du destin et de ses chausse-trappes, "Ce que je sais de toi" doit beaucoup au théâtre classique. A Shakespeare, d’abord, dont le "Roméo et Juliette" inspire à Eric Chacour ses tensions claniques. A Molière également, à travers la figure de Fatheya, servante de comédie qui trafique en coulisses les secrets de famille.

Et puis il y a le théâtre du monde, décor historique de ce roman intime. De la guerre des Six Jours à l’assassinat de Sadate, du nassérisme à la montée des islamistes, le parcours de Tarek est intimement lié aux soubresauts d’une Egypte en mutation. Né dans la prospérité de la communauté levantine, ces chrétiens d’Orient épris de culture française, Tarek voit les charmes européens de sa jeunesse céder le pas au rigorisme musulman.

A travers les souvenirs de sa propre famille, Eric Chacour fait de cette enfance cairote un paradis perdu, éden de joies culinaires et de chanson française. Un régal à la lecture, dont le plaisir sensuel se double d’une admiration à l’égard des jeux de narration virtuoses que le primo-romancier met en place.

Ecrite au "tu", toute la première partie du roman peut nous faire penser qu’un narrateur omniscient s’adresse à lui-même, revisitant sa propre existence. Sauf que le dispositif se fissure peu à peu, jusqu’à l’apparition d’un "je" qui remet tout en question. Comme son titre l’indique, "Ce que je sais de toi" apparaît alors comme le récit d’un autre, qui reconstitue l’histoire à partir de ce qu’il peut en connaître.

Ça me tenait à cœur de raconter une histoire en biais. Introduire un narrateur ou une narratrice qui s’adresse au personnage principal me permettait ça. (...) J’avais envie que cette question nous revienne au milieu du livre comme un boomerang, et qu’on se dise: ah mais oui, c’est sûr, s’il y a un 'tu' c’est qu’il y a un 'je', et s’il y a un 'je' c’est que c’est quelqu’un…

Eric Chacour

Délicatement agencé, servi par une langue collant au plus près de sa nostalgie francophile, le premier roman d’Eric Chacour fascine par ce contraste entre la cruauté de la tragédie qu’il déploie et la tendresse émanant de son narrateur. Un coup de maître.

Nicolas Julliard/mh

Eric Chacour, "Ce que je sais de toi", ed. Philippe Rey.

Vous aimez lire? Abonnez-vous à QWERTZ et recevez chaque vendredi cette newsletter consacrée à l'actualité du livre préparée par RTS Culture.

Publié