C’est du jamais vu. Cet automne, quatre jeunes auteurs québécois figurent sur les listes des prix littéraires français. Trois primo-romanciers, Eric Chacour, Louis-Daniel Godin, Emmanuelle Pierrot, et un auteur qui monte et dont le troisième roman fait sensation, Kevin Lambert.
Que se passe-t-il dans la Belle Province pour que ces plumes de talent volent au-dessus de l’Atlantique et s’en viennent chatouiller le bassin parisien? Vue de Montréal, la dynamique à l'œuvre tient beaucoup à la conjonction d’une volonté politique - assortie d’aides à la création importantes - et d’une émulation féconde réunissant dans un même élan éditeurs, auteurs et libraires.
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Terre d’oralité
Fils d’une ancienne ministre de la culture, Tristan Malavoy est un écrivain et musicien en vue, passionné par l’histoire de son pays. Pour lui, la vitalité de la scène littéraire québécoise tient d’abord à sa relative fraîcheur: "On dit des Québécois qu’ils ont le génie de la parole. La vérité, c’est qu’un Québécois sur deux est un analphabète fonctionnel. L’oralité, pour beaucoup, est donc encore le moyen de communication privilégié. Mon père a grandi dans une maison sans livres, et jusqu’à une période récente, le rapport à la littérature passait d’abord par le corps et la parole, dans l’art du conte notamment."
Dans les années 1960, le Québec vit sa "Révolution tranquille", période de redéfinition au cours de laquelle la littérature et l’édition jouent un rôle croissant. Et si quelques maisons d’édition survivent à cette efflorescence (éditions du Boréal, Leméac, Québec Amérique), l’essentiel des enseignes qu’on connaît aujourd’hui ont moins d’une vingtaine d’années.
Marché de proximité
Dotée d’un solide réseau de librairies (près de 250) et de maisons d’édition (une centaine), la scène québécoise produit environ 6500 livres par an. Rapporté à sa population, ce chiffre équivaut à celui des grandes nations de l’édition européenne comme la France ou l’Allemagne.
Et le public lui est loyal. Eric Simard, libraire à Montréal et président de l’Association des libraires du Québec, souligne que les lectrices et lecteurs achètent majoritairement local: "On vit une situation inédite. Depuis quelques années, les libraires indépendants vendent 52% de livres québécois. Autrefois, les éditeurs québécois étaient frustrés de ne pas avoir autant de place en rayon que les Français. Aujourd’hui, c’est l’inverse!".
Une nouvelle génération
Créée il y a une dizaine d’années, l’initiative "Le 12 août, j’achète un livre québécois" connaît ainsi un grand succès, les libraires et les amateurs de livres célébrant ce jour-là les créateurs du cru. Ce chauvinisme bien pesé n’explique cependant pas tout. Car les quatre plumes que la France distingue aujourd’hui sont toutes issues d’une nouvelle génération de maisons d’édition, apparues au Québec dans les années 2000.
Alto, qui a révélé Eric Chacour, naît dans la ville de Québec en 2005. Le Quartanier, éditeur d’Emmanuelle Pierrot, voit le jour en 2003 à Montréal. La Peuplade, qui porte en France le primo-romancier Louis-Daniel Godin, éclot à Chicoutimi en 2006, ville natale de Kevin Lambert, écrivain star des éditions Héliotrope fondées en 2006 à Montréal. Plus qu’un phénomène générationnel, un écosystème où chacun soigne ses particularités tout en se montrant très attentif au travail des autres.
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Tournées vers le vaste monde, attentives aux questions sociales et soucieuses de s’exporter, ces maisons d’édition ont la particularité de porter avec un égal bonheur de multiples genres littéraires. Théâtre, poésie, essais et romans noirs cohabitent en bonne intelligence avec la littérature "blanche" au sein d’un même catalogue. L’amour du territoire, les particularismes de la langue québécoise entrent aussi de manière importante dans la composition de ces enseignes remuantes.
Ainsi d’Héliotrope, dont la collection de polars, reprise en France par Le Mot et Le Reste, explore le potentiel inquiétant des plaines québécoises, cousines américaines des scènes de crime scandinaves. Même discours à La Peuplade, où sa co-fondatrice Mylène Bouchard souligne l’influence essentielle des littératures étrangères au sein de son catalogue: "Pour nous, c’est une façon d’ouvrir le dialogue, et de porter à maturité notre propre littérature dans cet échange. A travers ces littératures nordiques, on a pris conscience de notre propre nordicité."
Une littérature monde
Epris de climats septentrionaux, le monde littéraire québécois accorde une place croissante aux écrits des cultures autochtones. Représentant 1% de la population, les quelque 55 communautés autochtones du Québec gagnent en importance dans l’écosystème littéraire canadien.
La poétesse et traductrice Joséphine Bacon, figure de proue de cette scène en plein essor, raconte comment sa langue, l’innu-aimun, peut désormais être publiée, lue et enseignée: "Notre langue, aujourd’hui, est écrite, mais on apprend à la lire comme une langue étrangère, puisque c’est essentiellement une langue orale. Son écriture normalisée ne correspond pas nécessairement la façon dont on la prononce, et j’ai dû travailler avec une linguiste pour pouvoir la transcrire et l’enseigner."
Son éditeur Mémoire d’encrier, fondé en 2003 par le poète d’origine haïtienne Rodney Saint-Eloi, se fait fort de défendre une "littérature monde" à partir de Montréal: "Le Québec est un lieu moteur pour la francophonie. C’est la périphérie d’un centre, qui se définit comme l’Europe de l’Amérique. Le Québec est tiraillé dans ses imaginaires, et s’est longtemps défini comme deux solitudes. Aujourd’hui, tout doit être élargi. Il y a cinquante ans, la littérature québécoise était très blanche, le produit d’un petit cercle montréalais qui gardait le privilège de la parole. A Mémoire d’encrier, nous cassons le privilège de la parole. Le monde passe par ici, et toutes les voix sont égales."
Récits haletants ancrés dans le territoire et l’oralité, thématiques engagées et mouvement centrifuge des maisons d’édition, toutes les conditions sont désormais réunies pour que la littérature québécoise porte ses voix par-delà les océans. Les entendez-vous?
Nicolas Julliard/sc
Quelques titres de la rentrée québécoise:
Kevin Lambert, "Que notre joie demeure", éd. Le Nouvel Attila
Eric Chacour, "Ce que je sais de toi", éd. Philippe Rey
Emmanuelle Pierrot, "La version qui n’intéresse personne", éd. Le Quartanier
Louis-Daniel Godin, "Le compte est bon", éd. La Peuplade
Joséphine Bacon, "Kau Minuat - Une fois de plus", éd. Mémoire d’encrier