Un fait divers sordide, un crime rural. Aujourd'hui, on le nommerait "féminicide" – la justice de l'époque le qualifie de "crime par passion": c'est le point d'arrivée du dernier texte de Julien Sansonnens.
Ou son point de départ, car le fait divers s'est bel et bien produit. Dans les années 1940, dans la Broye fribourgeoise, un forgeron tue son épouse d'un coup de marteau. Une partie de son crime se consume dans le feu de sa forge (on n'en dira pas plus). L'histoire, assez peu documentée, sera pourtant transmise par tradition orale. Julien Sansonnens la place au coeur d'un livre.
Plutôt qu'un roman, une nouvelle conséquente qui prend le temps de développer une peinture ethnographique et sociale. Julien Sansonnens cherche l'universel dans le particulier. Il épouse ainsi délibérément une tradition romande séculaire, dans la ligne dessinée par Ramuz.
Ethnographique et littéraire
Si le fait divers est indéniablement frappant (la forge et le coup suffiraient à faire image), le livre vaut surtout par le tableau dans lequel il s'inscrit: une intrication de logiques familiales, religieuses, de pulsions et de frustrations sexuelles. L'histoire blesse le tissu social. La mobilisation durant la Seconde Guerre mondiale, même sans batailles, perturbe profondément les structures familiales. On voit fonctionner une justice consanguine dans les bourgs. On contemple un savoir-faire qui deviendra sous peu un métier d'antan. Ainsi la profession du protagoniste Marcel C., maréchal-ferrant, disparaît quand la machine remplace le cheval, dans les cultures de tabac du canton de Fribourg.
Dans ce monde très catholique, des gestes magiques se perpétuent. Et si les versets bibliques émaillent tout le livre, le curé s'avère impuissant à soulager ses ouailles. A la suite du clergé, le corps médical instillera bientôt lui aussi la culpabilité (notamment aux femmes, s'agissant d'avortement), suivi de près par les services sociaux, qui retirent les enfants des foyers. Et les enfants, dans le livre aussi, disparaissent sitôt apparus.
De fait, la vie sociale de Marcel C. se résume à tenir ce qu'il estime être son rang, feindre qu'il savoure la compagnie de ses semblables et que ceux-ci apprécient la sienne, maintenir à tout moment l'illusion d'une expérience commune
Exposé sociohistorique
La question des responsabilités individuelles et du libre arbitre des personnages s'efface derrière l'intrication du contexte et des causes. De façon conséquente, le livre s'abstient explicitement de les juger. L'exposé sociohistorique, quant à lui, se développe dans une langue qui reste toujours littéraire: l'écriture découpe des phrases très maîtrisées dans leur articulation, la netteté de la syntaxe, la précision du vocabulaire – nourri par le parler régional.
Ne reste pour les pauvres diables que la branlade frénétique dans les galetas mités et les chambres de valets de ferme, verges pitoyablement dressées vers nulle-part, que des poignes crevardes malmènent hâtivement, transes esseulées dans lesquelles on domine enfin, on corrompt, on humilie toutes celles qui se sont refusées à nous, demi-tapineuses qui détournent le regard dans la rue et nient notre existence toute entière (…). A la haine des gros et des protestants s'ajoute celle des femmes, la plus sournoise, qui fait mal jusque dans les tripes
Par instants, l'auteur prend le risque d'une surenchère de noirceur – en particulier quand Marcel se masturbe nuitamment sur une tombe, en embrassant l'image de la jeune défunte. On pourra sourire ou frissonner, à choix, ou les deux, comme dans un film d'horreur. On lira surtout dans cette scène l'hommage adressé à Maître Chessex: son ombre tutélaire, et celle du "Vampire de Ropraz", planent sur ce cimetière comme sur ce livre, de manière évidente, assumée, désirée par Julien Sansonnens. Au risque de flirter avec une sorte de folklore des ténèbres romandes comme un genre littéraire en soi. Et pourquoi pas?
Francesco Biamonte/ld
Julien Sansonnens, "Agnus Dei", Editions de L'Aire, novembre 2023.
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