Avec "Masterkrep", Marion Canevascini raconte son expérience grinçante dans la restauration
"Un matin d'octobre 2019, curieuse, j'ai poussé la porte d'une crêperie fraîchement ouverte. Ils cherchaient quelqu'un pour compléter leur équipe. Quand j'ai interrogé le garçon sur la nécessité d'un diplôme de cuisinier pour occuper le poste, il m'a répondu: 'Non, pas du tout, chez nous, il suffit d'avoir envie'", écrit Marion Canevascini dans son roman graphique "Masterkrep".
Voilà comment cette artiste plasticienne accomplie, 48 ans et mère de famille, s'est fait engager par une chaîne de crêperies. "Cette phrase a tout déclenché, explique-t-elle au 12h45 du 14 décembre, car j'avais envie". Très vite cependant, elle réalise qu'elle semble venir d'une autre galaxie. Trop lente, trop âgée, en décalage, soumise à un travail physique épuisant induit notamment par le manque de personnel, elle réalise à quel point les employés sont soumis à une pression constante.
L'écriture salvatrice
"Cette crêperie dysfonctionnait complètement. C'était tellement dur que très vite, je me suis dit: soit je pars, soit je m'enfuis. Ou alors je reste, et j'écris. Et c'est ce que j'ai fait. Je suis restée une année, et l'écriture m'a permis de mettre de la distance avec ce que je vivais", explique Marion Canevascini. Parsemé de références littéraires et philosophiques ainsi que d'une bonne dose d'autodérision, "Masterkrep" est un ouvrage léger et grave à la fois.
La parole – ainsi que la faculté de penser, d’analyser et de comprendre – représente aux yeux d’un patron un grave défaut qui fait de l’employé l’inférieur de l’objet. Muette, une louche déçoit rarement.
Blessures, dévotion totale au propriétaire de la crêperie, flexibilité poussée à l'extrême, travail sur appel, tâches physiques qui n'en finissent plus, sans compter le Covid-19 qui s'invite au printemps 2020, le tableau brossé dans "Masterkrep" fait froid dans le dos. Dans le restaurant, le modèle économique est le prix d'appel et la marge est faite sur les salaires, relate l'artiste. "Les employés sont sans formation, en situation de précarité, très peu payés et jamais en nombre suffisant pour faire ce qui est demandé. Le personnel est broyé".
La précarité de l'artiste
La précarité du travail et l'impitoyable logique du modèle économique basé sur la rentabilité font miroir à son statut d'artiste. "On le sait moins, mais les artistes ont aussi une situation relativement précaire. C'est pour cela que je m'étais dit que j'allais gagner de l'argent. Avoir touché cette absolue misère sociale et cette dureté du travail m'ont permis de me resituer et de me rendre compte qu'en tant qu'artiste, nous avons au moins un pouvoir: celui d'avoir une distance sur le monde et une forme d'engagement, soit politique soit même poétique, ce qui sauve la vie", conclut-elle.
Sujet TV: Cecilia Mendoza
Adaptation web: Melissa Härtel
Marion Canevascini, "Masterkrep", éditions Antipodes, paru en novembre 2023.