LES CHOIX DE GILLES DE DIESBACH
Thomas Gilbert, "La voix des bêtes, la faim des hommes", éd. Dargaud
Brunehilde est une meneuse de loups. Une guérisseuse. Marginale. Une sorcière? Elle parcourt les terres rudes d’un Moyen Age à l’orée de l’an mille, rongé par la famine et la crainte de l’apocalypse. "La voix des bêtes, la faim des hommes" est le récit de son enquête. Des enfants sont tués par un monstre. Elle le recherche. C’est dur! Parfois terriblement choquant.
Thomas Gilbert dessine la cruauté dans toute sa froideur. Il l’assume, dit même que c’est épuisant. Car il sonde profondément la folie des hommes. Leur quête du pouvoir. L’emprise religieuse. Cette loi du plus fort derrière laquelle ils cachent leur fragilité. Tous ces chemins sinueux qu’emprunte la violence pour empoisonner leur âme. Seule Brunehilde contrebalance. Seule et contre tous. Une histoire noire, rare, sans concession.
Camille Jourdy, "Pépin et Olivia", éd. Dupuis
Olivia est une jeune fille sage et inventive, encore une enfant, mais bientôt plus, on le sent. Son petit frère Pépin, lui, baigne dans l’innocence et l’impétuosité d’un minot de 5 ou 6 ans. Tous deux vivent pleinement leur insouciance comme le font les enfants, entourés par une famille aimante et un peu bobo.
Camille Jourdy conte leurs aventures, en courtes historiettes. Elle y magnifie leur normalité. Celle de notre quotidien, de nos souvenirs simples et heureux, partagés en famille. "Pépin et Olivia", c’est doux comme de la soie et réconfortant comme le rire des enfants. L’aquarelle somptueuse de Camille Jourdy dépeint le tableau de nos petits bonheurs. Que ça fait du bien!
Peggy Adam, "Emkla", éd. Atrabile
Un masque pour nous hanter, annonciateur de l’effroi que subira ce pauvre hameau coincé entre les montagnes. Un masque que porte une jeune femme dans les premières pages de ce récit anticonformiste. Son désir de liberté coule dans son sang. Comme sa mère, elle veut s’extirper des dogmes qui la cloisonnent dans le village, des préjugés débiles, des croyances peut-être infondées de ses congénères.
Une petite civilisation isolée par les bois environnants, où personne n’a le droit d’entrer, sous peine d’enfreindre la loi d’EMKLA. Une divinité, une force invisible qui régit le rapport entre les hommes et les animaux. Mais la tentation est trop forte. La jeune femme s’oppose à tout, à l’homme, à la nature, à plus fort qu’elle au nom de sa liberté. Une œuvre déstabilisante!
Matthias Lehmann, "Chumbo", éd. Casterman
"Chumbo" est une fresque familiale dans le Brésil contemporain. Un tableau impressionnant qui retrace l’histoire du pays des années 1930 à aujourd’hui. On y suit la famille Wallace, dont le père exploite plusieurs mines et tue dans l’œuf l’insurrection communiste. Un salaud. Et puis les deux frères: Severino, journaliste puis dissident politique et Ramires, opportuniste et éternel looser.
Le puzzle imaginé par l'illustrateur Matthias Lehmann ne s'arrête pas en si bon chemin. Il y a également la mère et les sœurs Wallace, les chiens-chiens de la dictature militaire, les amis politiques, les couches populaires ou encore les indiens. Un livre à la hauteur de son ambition, tant la jonction de toutes ces vies, de toutes histoires communes forme une composition complexe et profonde. Fascinant!
Fanny Vaucher, "Un volcan par jour", éd. Antipodes
Durant la pandémie de Covid-19, Fanny Vaucher vit seule avec sa chienne dans les montagnes jurassiennes. Tout est à l’arrêt, sauf son imagination. Elle décide alors de faire le tour du monde depuis sa table à dessin. En aquarelle s’il vous plaît. Son défi: raconter un volcan par jour. Sauf que Fanny Vaucher n’est pas une volcanologue, mais une autrice BD en ébullition!
Ne vous fiez pas au titre ou à la couverture de cet album: l’intérieur est une explosion de créativité. Sans cadre, ni structure. Un peu de documentation, mais surtout du lâcher-prise. L’autrice commente, s'évade, divague, laisse sa spontanéité prendre le dessus. Un laisser-aller total dans ces volcans, sources de fascination et de peur, de vie et de destruction, de grandiose tout simplement.
>> A lire aussi : "Un volcan par jour", exotique BD signée Fanny Vaucher
LES CHOIX DE SARAH CLEMENT
Mana Neyestani, "Les oiseaux de papier", éd. ça et là
Dans son dernier roman graphique, le dessinateur de presse iranien Mana Neyestani a choisi de parler des "Kolbars", ces passeurs de marchandises du Kurdistan iranien. Pour pouvoir survivre, des milliers de personnes ont fait le choix douloureux de déplacer des marchandises (téléviseurs, habits, cigarettes) à la frontière entre l’Iran et l’Irak. Le transport se fait à dos d’homme, dans des conditions dantesques: entre tempêtes de neige, tirs des gardes-frontière et champs de mines antipersonnel.
Avec ses dessins vifs et nerveux, Mana Neyestani nous fait vivre une de ces expéditions en compagnie de Jalal, dit l’Ingénieur, et de plusieurs villageois. Pendant ce temps, une jeune femme tisse un tapis, en attendant leur retour. Ici, on est très très loin du happy end. "Les oiseaux de papier" est un cri de détresse sur ces drames humains qui se déroulent chaque jour.
Claire Roquigny, "Pudique", éd. L’Iconoclaste
Sous le crayon tendre et déjanté de Claire Roquigny, se mettre "à poil devant un garçon" équivaut à se jeter d’une falaise, de nuit, espérant que l’autre va nous rattraper. Le paradoxe est posé d’emblée. Dans "Pudique", Claire Roquigny dévoile et tente de comprendre d’où vient sa grande pudeur.
Névroses familiales, adolescence complexée, images sexuées et sexistes de la télévision des années 1980-1990, premières expériences sensuelles en Italie, les épisodes de vie de Claire défilent à toute vitesse. On rigole, on s’émeut, on s’indigne sur ce corps des femmes qui ne leur appartient jamais complètement.
Il y a aussi un peu de Claire Bretécher dans les dessins de Claire Roquigny, de l’humour, beaucoup d’autodérision, une touche féministe et une fine observation de la société.
Théa Rojzman et Joël Alessandra, "Le voyageur", éd. Daniel Maghen
Patrick est gardien de musée au Louvre. Ses journées s’égrènent très lentement entre les visiteurs, ses collègues et le tableau de la Joconde qu’il ne supporte plus. Il faut dire que ce misanthrope de 50 ans ne supporte pas grand-chose dans sa vie, d’autant plus qu’il vit encore chez sa mère, une vieille acariâtre coincée devant son poste de télévision.
Jusqu’au jour où la Joconde invite Patrick à plonger à l’intérieur du tableau. Là débute un voyage étonnant pour le gardien bougon. Celui-ci découvre la beauté de la Toscane du XVIe siècle et la vie du peintre Léonard de Vinci, tout en prenant conscience qu’il faut qu’il change de regard sur la sienne.
"Le voyageur" est une bande dessinée onirique qui ravira les amoureux et amoureuses d’art. Une beauté magnifiée par les aquarelles de couleurs vives de Joël Alessandra.
Julien Frey & Dawid, "Monsieur Apothéoz", éd. Vents d’Ouest
Dans la famille Apothéoz, les choses se terminent toujours mal, l’ambition conduit à une mort d’exception. Pour toutes ces raisons, Théo a décidé de ne jamais rien entreprendre. A 30 ans, le jeune homme vivote de petits boulots, habite chez son alcoolique de père et n’a jamais fait le deuil de son amour de jeunesse, Camille.
Jusqu’au jour où Théo fait la connaissance d’Antoine Pépin, un écrivain à succès en panne d’inspiration. De cette rencontre va naître une étonnante amitié. Et l’écrivain va pousser Théo à tenter de reconquérir Camille.
De prime abord, "Monsieur Apothéoz" ressemble à une jolie comédie. Une comédie certes, mais noire et décalée, où les cannes de billard ont d’autres usages et les cadavres terminent dans des congélateurs. Le duo Julien Frey et Dawid excelle dans cette intrigue un peu absurde, qui nous fait réfléchir sur nos échecs et notre capacité à y faire face.
Camille Monceaux et Virginie Blancher, "Le secret des bonbons pamplemousse", éd. Robert Laffont
Un roman graphique aussi joli que son titre! "Le secret des bonbons pamplemousse" est une immersion dans un Japon rural et contemporain, au cœur d’un petit village situé en bord de mer. Là, en haut de la colline, se trouve la magnifique confiserie Konpeitô, un lieu où l’on fabrique des petits bonbons à base de sucre parfumé. C’est dans cette maison de poupées entourée d’hortensias que vit grand-mère Chikako, sa nièce Suzu et son petit garçon Rintarô.
Alors que l’été approche, l’arrivée de sa fille Mayumi, que personne n’a vue depuis un an, va bouleverser l’équilibre établi. Tour à tour, les habitants de la maisonnée dévoilent leur parcours, leurs secrets, leurs blessures. Face à la dureté de la vie, la confiserie devient un havre de paix, un lieu des petits bonheurs, où l’on se reconstruit au rythme des saisons et des rituels. Une très jolie découverte, remplie de dessins tendres et gourmands, qui ravira aussi les fans de chats!
sc