"Il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande". En posant en exergue une citation pénible du Marquis de Sade, Alexandre Civico déclare d’emblée le thème cardinal de son quatrième roman (noir): la domination sexuelle et politique.
Dolorès est une belle quadragénaire qui a perdu son job et survit comme hôtesse dans les salons commerciaux, genre salon de l’auto. Des hommes vieillissants la regardent comme leur chose - puisqu'ils peuvent acheter la grosse bagnole. Un jour elle monte dans la chambre de l’un d’eux. Il se déshabille, l'invite avec des yeux égrillards dans le bain qu'il a fait couler. Elle allume le sèche-cheveux. Le jette dans la baignoire. C'est le premier.
Il n’y a pas de préméditation parce que ce qui m’intéresse, c’est une spontanéité de la révolte.
Dolorès Leal Mayor devient tueuse en série (une rareté en littérature) d'hommes riches de plus de 50 ans. Son geste est imité par d’autres femmes. Son nom flamboyant sent la révolution, fleurit en graffitis sur les murs des villes. C’est le ferment d’une insurrection violente. Mais Dolorès elle-même refuse de reconnaître dans ses actes la dimension politique que la société y voit. Une pulsion. Elle le fait, c’est tout.
La nuit commune et incommunicable
Le livre s’ouvre sur l’arrestation de Dolorès, et s’organise aussitôt autour de la confrontation entre elle et le second protagoniste - au nom aussi ordinaire que celui de la meurtrière est ardent: Antoine Petit. Il est psychiatre. Tous deux sont représentés à la première personne. L’auteur veut penser cette histoire à la fois à partir d’elle, et à partir de lui. Antoine est mandaté pour expertiser la meurtrière. En vérité, lui-même a été choisi pour cette tâche par le Garde des Sceaux. Car on le sait cocaïnomane, on pourra ainsi le faire chanter. Ecrasé, lui aussi. Et son expertise sera bidon: il est exigé de lui qu’il la dise folle. Afin de retirer aux actes de Dolorès leur dimension politique. Et d’éteindre ainsi l’icône de la révolution naissante.
Parler depuis l'intérieur des personnages, quitte à parler contre moi, contre eux. La première personne, c’est ce lieu-là.
Les deux protagonistes se verront à plusieurs reprises dans un établissement pénitentiaire d’une petite ville des Alpes. Et la peinture de l’univers carcéral est une des qualités saillantes du roman (Alexandre Civico connaît ce monde pour y conduire des ateliers d’écriture). Mais ils se méprisent d’emblée. Nulle rencontre n’aura lieu. On peut songer à un vers de Claudel: "Rien que la nuit qui est commune et incommunicable".
Ce n’est pas faute de savoir s’exprimer. Leur langue est riche, pour le moins. C’est celle de l’auteur: il utilise la même quand c’est elle qui parle, quand c’est lui: une langue lyrique, flamboyante, produisant à profusion des métaphores poétiques. Çà et là, l’auteur glisse de l’autodérision, sourit à travers ses personnages de l’emphase qu’il leur prête. Mais cette langue n’en est pas moins le style du livre, sa nature. Elle lui donne une forme de grandeur, et aux dialogues une dimension altière et théâtrale.
Entre le mutisme et le cri
Dystopie politico-judiciaire post #balancetonporc, le texte va bientôt entrelacer d’autres résistances, d’autres dominations, d’autres violences: l’antifranquisme de l’ETA (le grand-père de Dolorès y a été l’auteur plus lâche que courageux d’un assassinat politique); et enfin l’inceste, point ultime de la domination sexuelle dont Alexandre Civico nous a dit qu’il n’est apparu que très tard dans l’intrigue, et pour des motifs ne dépendant pas directement de la rédaction du livre.
Face à quoi pourtant les actes sanglants de Dolorès semblent tenir à la fois du mutisme et du cri.
Francesco Biamonte/olhor
Alexandre Civico, "Dolorès ou le ventre des chiens", Actes Sud, janvier 2024.
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