Alexandre Pouchkine, cet auteur dont les éditions originales sont volées dans toute l'Europe
L'affaire a secoué les établissements concernés et déclenché une enquête policière à grande échelle, impliquant une centaine d'agents de pays européens. Fin avril, Europol annonçait l'arrestation de plusieurs ressortissants géorgiens accusés d'avoir dérobé au moins 170 livres rares d'une valeur d'au moins 2,5 millions de francs. Lors de cette opération, 120 livres ont pu être retrouvés.
Ampleur des vols et mode opératoire
Ces vols frappent par leur ampleur et leur mode opératoire. Toute l'Europe a été touchée: des bibliothèques en Pologne, en France, en Allemagne, en République tchèque, en Lituanie et même en Suisse ont vu disparaître, volées ou remplacées par des fac-similés, des dizaines d'œuvres originales datant du vivant du plus grand poète et écrivain russe, mort en 1836.
La Bibliothèque de Genève a été touchée par une série de vols commis fin octobre 2023 par deux individus. Une procédure pénale est toujours en cours. Trois ouvrages rares, dont un recueil d'Alexandre Pouchkine, ont disparu. Leur valeur totale est estimée à plus de 173'000 francs. Depuis, l'institution a renforcé les mesures de sécurité.
Mais la nouveauté dans cette histoire, c'est surtout le fait d'avoir été capable de faire des faux livres qui ont permis de déjouer les institutions
Cette affaire est sans précédent, comme l'explique dans l'émission Tout un monde Alexandre Illi, libraire à Genève et spécialiste en livres rares: "C'est impressionnant d'organiser ces vols à cette échelle. Mais la nouveauté dans cette histoire, c'est surtout le fait d'avoir été capable de faire des faux livres qui ont permis de déjouer les institutions. C'est assez surprenant de faire des faux livres anciens".
Remplacés par des fac-similés
Les originaux ont en effet été remplacés par des fac-similés de grande qualité, détectables seulement par des experts et qui ont déjoué la surveillance du personnel dans les bibliothèques. Les forfaits ont été réalisés par une équipe très organisée. Ainsi, à la Bibliothèque nationale de France, un homme prétendant rédiger une thèse est venu une quarantaine de fois consulter des éditions originales de Pouchkine. Il a pris des photos, des mesures et a substitué des faux aux originaux.
Que les œuvres originales d'Alexandre Pouchkine soient particulièrement visées ne surprend pas Aglaé Achechova, chargée de collection russe à la Bibliothèque universitaire de langues et civilisation à Paris (BULAC). "Pour les collectionneurs, les éditions originales de Pouchkine sont des raretés. En plus, il y a la sensation de toucher cet exemplaire-là avec ses mains, ça fait un frisson".
Au début, les experts pensaient que des collectionneurs pourraient être derrière ces vols, mais ce n'est plus l'hypothèse privilégiée d'Aglaé Achechova: "Ma première hypothèse était qu'il y a un collectionneur qui a passé une commande, mais à l'époque, on ne connaissait pas l'ampleur de ce réseau. Quand les livres sont passés en vente publique, je me suis dit que c'est plutôt du recel".
Puisque ces livres ont des tampons, ils sont invendables sur un marché traditionnel en tout cas
Ces livres ne peuvent toutefois pas être vendus dans un cadre légal, souligne Alexandre Illi: "Il semblerait que beaucoup de livres soient passés en Russie, livres qu'on considère être définitivement perdus puisqu'ils ont dû rentrer dans des collections privées en Russie. Puisque ces livres ont des tampons, ils sont invendables sur un marché traditionnel en tout cas. Un livre avec un tampon d'une bibliothèque européenne ne peut être mis en vente en librairie".
Il n'y a pas de "marché gris" où pourraient être écoulés des livres de provenance douteuse. "Quand on identifie correctement les tampons, on prend contact avec l'institution. Neuf fois sur dix, ces livres n'ont pas nécessairement été volés. C'est souvent des emprunts à long terme. À l'époque, les professeurs pouvaient sortir des livres longtemps et oubliaient de les rendre. Quand les successeurs vendent les bibliothèques, on découvre tous ces livres et on les rend aux bibliothèques".
Lien avec la guerre en Ukraine?
Ces vols à grande échelle ont débuté il y a deux ans. Ont-ils un lien avec la guerre en Ukraine? Aglaé Achechova ne croit pas vraiment à un aspect politico-patriotique, à une volonté de rapatrier des trésors du patrimoine russe, même si la guerre a eu un impact.
"Au début de la guerre, les communications "normales" sont rompues. En tout cas, il est beaucoup plus difficile pour les acheteurs d'aller sur les marchés étrangers. Les voleurs ont eu l'idée d'amener la marchandise vers l'acheteur, parce que c'est en Russie que Pouchkine a une telle importance". Et elle relève que dans cette situation de non-droit en Russie, qui viole toutes les législations internationales, ce n'est "pas un problème de ramener un livre fraîchement pris dans une collection publique européenne pour le vendre sans se cacher sur le marché russe. Je crois que la guerre est pour quelque chose dans ce sens-là".
Failles dans les bibliothèques
Cette affaire a aussi révélé les failles de sécurité dans les bibliothèques. "Cette histoire a posé beaucoup de questions", mais Aglaé Achechova tient à souligner l'importance de préserver la mémoire et l'accès aux collections pour les lecteurs. "Une bibliothèque, c'est l'ouverture, l'accessibilité du patrimoine pour les lecteurs."
Même si les bibliothèques ont depuis renforcé leurs mesures de sécurité, elles tiennent au principe de permettre l'accès à tous les livres, même aux plus précieux.
Patrick Chaboudez/lan