Dans le premier roman de Julia Deck, "Viviane Elisabeth Fauville" (2012), la narratrice constatait à propos de sa fille: "Parfois il me semble que c’est elle la mère et moi l’enfant." L’inversion des rôles, explorée dans la fiction, finit par infiltrer le réel. En 2022, aux dernières heures du Covid, Julia Deck "traverse le miroir": sa mère s’effondre, victime d’un accident cérébral.
"C’est ici, c’est maintenant"
Tant redouté, objet de fictions personnelles, le possible décès de la mère devient réalité. "C’est ici, c’est maintenant", écrit la fille dans les premiers paragraphes d’"Ann d’Angleterre" (ed. du Seuil). Le pronostic vital de l’octogénaire est mauvais, l’hémiplégie la cloue au lit et ses mots se font rares.
Commence alors un chemin de croix dont les stations parodiques (l'hôpital Brico-Ouest, la Charité-Arbitraire) instruisent en creux le procès des services de gériatrie français. Pas de hasard là-dedans: l’ère Macron, introduite dès la première page du récit, a sa part de responsabilité dans l’idéologie managériale des instances sanitaires. Au fil des consultations, l’humanité cède le pas aux "éléments de langage", comme ce fameux "projet" qu’on invite l’autrice à avoir à propos des destinées de sa mère.
Je voulais vraiment que cela dépasse la question intime, privée, pour porter des interrogations plus larges sur la filiation et la prise en charge du vieillissement dans nos sociétés.
Portrait d'une époque
Sauver ce qui peut l’être, tel est alors le mouvement de ce roman, où le parcours médical de sa mère miraculée alterne avec le récit biographique de cette femme cultivée, issue de la classe ouvrière anglaise. Enfant dégourdie, Ann grandit dans un milieu modeste qui réserve aux femmes un rôle essentiellement domestique. Son émancipation, elle la doit à son amour des études, du voyage et de la lecture, la grande affaire de sa vie. Pour elle, depuis toujours, "la littérature et la vie s’informent l’une l’autre. Ce n’est pas un choix, mais une évidence."
A travers le destin de cette femme, reine sans couronne, se dessine une trajectoire plus large, un portrait d’époque qui conjugue au féminin la seconde moitié du XXe siècle, de l’Angleterre à la France. Ann aime la mode, le cinéma, la musique. Elle adule Gregory Peck et se passionne pour toutes les littératures, de Robert Louis Stevenson à Doris Lessing. Un amour de la fiction qu’elle partage avec sa fille unique, au-delà des différences culturelles d’une mère et d’une fille, nées de part et d’autre de la Manche.
Je ne rejoindrai jamais ma mère parmi les Anglais. Je la rejoins dans les livres. La fiction est une langue que nous parlons couramment toutes les deux.
Un récit politique et intime
Surtout, elle tient un journal, source essentielle du récit de l’ère précédant la naissance de Julia. Mais deux années manquent: pourquoi la mère n’a-t-elle pas conservé les carnets de ses 16-17 ans? Et pourquoi, dans les éclipses de son aphasie, a-t-elle déclaré à une aide-soignante qu’elle avait "deux filles"? Le mystère taraude Julia Deck, qui renoue ici de façon souterraine avec l’esprit des thrillers dont ses autres romans sont hantés.
D’une construction subtile, constamment travaillé par les formes de la fiction romanesque, ce récit à la fois politique et intime explore avec beaucoup de tendresse les dynamiques d’une émancipation fomentée sur trois générations dont Julia Deck, la petite dernière, est aujourd’hui l’héritière, et l’historiographe.
Nicolas Julliard/sf
Julia Deck, "Ann d’Angleterre", ed. du Seuil, août 2024.
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