"Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans". Sous ce titre de presse, sous cet entrefilet, il y a une vie. Et une personne: Letizia Storti. Anne Plantagenet l’a connue. Elle se lance dans un récit documentaire, factuel, de ce qu’elle en a vu. De ce qu’elle a pu en apprendre. Dès le début, on sait que Letizia Storti tentera le suicide. Puis disparaîtra. Le livre se lit alors comme une interprétation de ce titre de presse.
C’est ce processus d’invisibilisation, d’effacement, et même de décomposition, que j’essaie de décrire. Je laisse le lecteur analyser et tirer ses propres conclusions.
Letizia Storti travaille en 2x8 dans une usine pharmaceutique. Elle est joyeuse. Elle aime son travail. Elle porte une ancienne blessure aussi: les moqueries dont sa maman, qu’elle aimait tendrement, était victime. Sa mère: l’immigrée italienne, et infirme avec ça. C’est peut-être de là que vient la combativité de Letizia: élue syndicale Force ouvrière. Elle porte des lunettes voyantes, colorées. Un signe de sa gaîté peut-être (Letizia signifie gaîté). Ou est-ce l’image qu’elle veut projeter? Les lecteurs et lectrices interpréteront comme ils le souhaitent les détails que l’autrice choisit de mettre en avant.
Des origines communes
Leurs origines frioulanes, ouvrières, modestes sont un point commun entre ces deux femmes. Mais l’une a quitté ce milieu, étudie, devient écrivaine à Paris, et porte un nom français. L’autre entre à dix-huit ans à l’usine. Et conserve son nom italien.
Pourtant elles se rencontreront. Car en 2018, Letizia vit une expérience exceptionnelle: elle fait partie des figurants et comédiens non professionnels recrutés par Stéphane Brizé pour son film "En guerre", avec Vincent Lindon dans le rôle principal. Un film sur les combats syndicaux, présenté à Cannes. Letizia y joue son propre rôle. Anne Plantagenet, amie du cinéaste, suit le tournage, en quête peut-être d’une histoire.
Je me suis posé énormément de questions avant d’écrire. Celle de ma légitimité bien sûr, mais aussi celle de ma propre place dans l’histoire.
Les deux femmes restent en lien. C’est Letizia qui relance régulièrement Anne par SMS, pas l’inverse. Anne répond en général plutôt brièvement. Letizia semble chercher la connivence d’Anne à travers de petits mots en italien, des "baciii", des "ci vediamo presto!". Un jeu de proximité par la langue des ancêtres dans lequel Anne n’entre pas.
C’est un des points les plus intéressants de ce récit, au-delà de la vie de Letizia elle-même: la façon dont les disparités sociales se reforment.
Ainsi à Cannes, c’est la joie pour Letizia, mais il s’y mêle un peu de déception, car la montée des marches sous les flashs crépitants des journalistes est pour Stéphane Brizé, pour Vincent Lindon, pour les rôles principaux. Pas pour les figurantes, même si l'auteur du film aspire à abolir des hiérarchies. Semblablement, le geste littéraire d'Anne Plantagenet est honnête et indiscutable. Mais les interviews dans Le Monde ou à la RTS sont pour l'autrice et non le personnage. Il y a les visibles et les invisibles.
Si aujourd’hui on peut dire à nouveau le nom de cette femme, c’est parce qu’il y a ce livre qui existe sur elle, qui a disparu dans une indifférence totale…
La suite, c’est la descente aux enfers pour Letizia – et elle le cachera à Anne. Elle ne sera pas réélue déléguée pour Force ouvrière. Est-ce par jalousie à la suite de l’épisode de Cannes? Ses camarades en tout cas lui retirent ce statut - le peu de visibilité qui lui restait. Et sa santé décline. On l’affecte sans ménagement à des postes subalternes, parfois inadéquats, voire humiliants. Elle craque.
Sans divulguer la dernière image de Letizia, d’une tristesse terrible, on peut encore dire ceci: avant de disparaître, elle a glissé des lettres dans ses poches. Sur la souffrance au travail? Des mots pour son fils? Les caractères en seront illisibles. Il ne reste que ce livre pour lire l’histoire de Letizia Storti. Dont la disparition inquiète sur un plan éthique, politique et social.
Francesco Biamonte/olhor
Anne Plantagenet, "Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans", ed. du Seuil, avril 2024.
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