"J'avais l'impression d'être dans l'un de ses livres", indique avec malice Léa Veinstein, autrice de "J'irai chercher Kafka - une enquête littéraire", au moment de dérouler dans l'émission Vertigo du 4 juin l'itinéraire posthume des manuscrits de l'Austro-Hongrois dont on a célébré le 3 juin le centenaire de la disparition.
Aujourd'hui considéré comme l'un des auteurs les plus influents du XXe siècle, Franz Fafka n'avait que peu publié de son vivant - à l'exception notable de sa nouvelle "La métamorphose" en 1915 - et jouissait alors d'un succès d'estime limité. Au moment de sa mort provoquée par la tuberculose, il avait 40 ans et était "dans une forme de souffrance dans son rapport à l'écriture", explique la spécialiste française qui lui a consacré sa thèse.
Des manuscrits sauvés deux fois des flammes
Juste après l'enterrement de Kafka, son ami et exécuteur testamentaire Max Brod trouve une note de sa main lui demandant de brûler tous ses manuscrits, lettres et divers écrits. Mais pourquoi donc cette demande? Léa Veinstein tente une réponse: "Je pense que Kafka plaçait l'écriture et la littérature tellement haut qu'à certains moments de sa vie, il ne se jugeait pas à la hauteur de cette tâche."
Face à cette dernière volonté, Max Brod, lui-même poète et écrivain, décide de passer outre et de publier à titre posthume les oeuvres de son ami. Il a "interprété ce testament comme une angoisse, une peur qui, en fait, signifiait un désir profond de vouloir être publié, de vouloir être lu, de vouloir être reconnu", estime Léa Veinstein.
A partir de là, l'homme va consacrer sa vie à diffuser et à faire connaître les écrits, souvent inachevés, de Franz Kafka. Parmi ceux-ci, ses romans les plus connus comme "Le procès", publié en 1925, "Le château" en 1926 et "L'Amérique" en 1927.
Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Envahie par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, Prague n'est plus un lieu sûr pour Max Brod. Alors qu'il quitte en urgence la ville pour Tel-Aviv en 1939, il met dans sa valise, non pas ses propres textes, mais ceux de Kafka. Ce faisant, il les sauve une seconde fois des flammes; les envahisseurs n'hésitant pas à organiser des autodafés avec les oeuvres qui les dérangent.
Un procès des plus kafkaïens
En 1968, Max Brod décède sans enfant. C'est sa secrétaire Esther Hoffe qui se retrouve en charge de gérer les archives de Kafka. Elle entrepose une partie des documents dans les coffres d'une banque suisse à Zurich, en vend quelques-uns à des collectionneurs, dont celui du "Procès" pour deux millions de dollars en 1988. A la mort d'Esther Hoffe en 2007, ce sont ses deux filles qui héritent du bien et certains papiers de Kafka finissent par croupir dans un appartement de Tel-Aviv, rempli de chats errants.
Mais c'était sans compter sur l'Etat israélien qui intente une série de procès contre les deux héritières afin de récupérer les manuscrits. Dans son testament, Max Brod avait demandé à son assistante de léguer ces archives à une institution culturelle israélienne, ce qu'elle n'a pas respecté. Finalement, par une décision de justice rendue en 2016, les écrits de Kafka sont désormais conservés à la Bibliothèque nationale israélienne.
"L'aspect que je trouve le plus fascinant dans cette enquête, c'est que l'on voit se créer des liens entre l'itinéraire de cette oeuvre et son contenu. Le cas le plus flagrant étant ce procès en Israël qui va s'étaler sur des années durant lesquelles il va y avoir des renvois d'appel en appel jusqu'à la Cour suprême. Cela fait bien évidemment penser au roman de Kafka", conclut Léa Veinstein.
Propos recueillis par Anne Laure Gannac
Adaptation web: Andréanne Quartier-la-Tente
Léa Veinstein, "J’irai chercher Kafka - une enquête littéraire", éditions Flammarion, mars 2024.