"Elle m'a appelé au milieu de la soirée. Elle pleurait. J'avais vingt-huit ans à l'instant de cet appel et c'était la troisième, peut-être la quatrième fois seulement depuis ma naissance que je l'entendais pleurer. Elle me racontait au téléphone que l'homme qu'elle avait rencontré après sa séparation avec mon père et avec qui elle habitait maintenant dans un appartement de fonction au centre de Paris lui faisait revivre la même chose. Il reproduisait avec elle les mêmes comportements que mon père lui avait infligés pendant vingt ans, en pire".
Ainsi débute "Monique s'évade", récit palpitant d'un sauvetage à distance, puisqu'Edouard Louis se trouve au moment du coup de fil fatidique de sa mère à Athènes, en résidence. C'est lui qui va encourager Monique à partir tant qu'il est encore temps et qui va organiser son évasion, appeler le taxi à Paris et convoquer l'ami qui pourra lui ouvrir les portes de son appartement parisien.
Les codes du film d'action
Ce véritable roman de la fuite, bourré de tension, ne laisse pas le temps au lecteur de reprendre son souffle. Les phrases se succèdent sans points dans un suspense haletant. "Je crois fondamentalement que toute histoire, tout récit et toute expérience, mérite sa propre forme littéraire. Quand j'ai écrit cette évasion de ma mère de chez un homme brutal, il était très important pour moi d'essayer de trouver un style qui, précisément, refléterait l'action qui est en train de se dérouler. Et donc j'ai emprunté, pour l'écriture de ce livre, beaucoup des codes du film d'action", explique Edouard Louis dans l'émission Vertigo du 17 mai.
Pour l'auteur, l'écriture évolue avec son sujet, épousant les contours du récit à venir. "Je ne crois pas qu'une forme romanesque stable peut accueillir n'importe quelle histoire, indique Edouard Louis. Quand j'ai écrit 'Qui a tué mon père' sur les effets politiques de la violence des gouvernements sur le corps de mon père, j'ai cherché une forme qui serait proche d'un pamphlet. Quand j'ai écrit 'En finir avec Eddy Bellegueule' sur mon enfance, j'ai lu des livres de confessions. Et là pour 'Monique s'évade', j'ai cherché du côté de l'évasion, du film d'action et aussi des grands livres de littérature de la fuite, car il était important pour moi de trouver ce rythme véritable."
La sortie de l'invisibilité
Dans la lignée des précédents ouvrages de l'auteur français, ce livre est aussi le récit d'une sortie de l'invisibilité. De l'être auquel personne ne prête attention, replié sur elle-même, cette mère devient une femme que la foule va regarder et acclamer au théâtre, à Hambourg, où est présentée une adaptation du texte précédent de "Combats et métamorphoses d'une femme", un récit qu'Edouard Louis avait déjà dédié à Monique.
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Qui parle d'une femme comme ma mère qui se fait hurler dessus quand elle prend un yaourt dans le réfrigérateur?
L'ouvrage laisse aussi une large place à la honte, celle d'avoir mal réagi, de ne pas avoir vu et de ne pas avoir compris. "Le livre (...) rend compte de cette violence que vivent les femmes des classes populaires. Paradoxalement, aujourd'hui [on entend] beaucoup de discours féministes sur la question des femmes, sur ce qu'elles vivent (...), mais les femmes des classes populaires y sont presque invisibles. Qui parle d'une femme comme ma mère qui n'a pas un euro pour aller aux toilettes? Qui parle d'une femme qui se fait hurler dessus quand elle prend un yaourt dans le réfrigérateur? Ces femmes exposées à des formes de violence encore plus brutales sont paradoxalement les moins représentées dans l'espace littéraire, dans l'art, dans la politique. Et c'était ça aussi, le geste de 'Monique s'évade'", conclut Edouard Louis.
Propos recueillis par Anne Laure Gannac
Adaptation web: Melissa Härtel
Edouard Louis, "Monique s'évade", éd. du Seuil, avril 2024.