Premières pages, premiers frissons. Charlotte se réveille le corps endolori et le cerveau embrumé. Ligotée, bâillonnée, ballottée, elle est envahie de terreur lorsqu'elle comprend qu'elle est à la merci d'un ravisseur, prisonnière dans un coffre de voiture en mouvement.
Quelques pages plus loin, Paris. Un chantier. Des policiers et un légiste s'agitent autour du corps d'une femme au visage fracassé, violée et tuée par deux assassins d'une rare sauvagerie. L'enquête démarre pour le capitaine Hippolyte Lebon et son équipe de la Crim'. Une traque aux meurtriers qui les mènera au Padre et son groupuscule masculiniste.
Des jeunes dans le brouillard total. Alors qu'ils ont du mal à se projeter dans l'avenir, il leur fait miroiter qu'en adhérant à cette pseudo obédience de 'l'Orchidée', ils vont enfin trouver une famille… Avec au bout, la promesse de devenir des hommes… des vrais!
Avec Charlotte Chérie", Sandrine Lucchini livre un polar captivant sur le thème peu développé des incels, ces célibataires involontaires. Âgés de moins de 25 ans, ces hommes se considèrent comme des indésirables du marché de la séduction, rejetés injustement par la gent féminine. Leur précarité sexuelle conduit les plus haineux à envisager les femmes comme du gibier à chasser, capturer, tabasser, violer et tuer.
Récupérés par des mouvements masculinistes extrémistes souvent liés à l'ultradroite, les incels constituent un danger bien réel pour toutes les femmes, selon Europol.
Tueries de masse
Depuis la fusillade à l'Ecole polytechnique de Montréal en 1989, le premier cas de masculiniste ayant opéré une tuerie de masse, le mouvement est monté en puissance atteignant son point d'orgue avec un meurtrier qui fera des émules, Elliot Rodger, l'autoproclamé "gentleman suprême". Emporté par une pulsion délirante, il a tué froidement à Isla Vista en Californie en 2014 des femmes pour les punir, les exécuter étant un moyen de les posséder. Mais, comme le rappelle Muller, le psycho-criminologue appelé en renfort par Lebon dans "Charlotte Chérie", à la différence des masculinistes de leur affaire, ceux-ci ont agi seuls et se sont suicidés après leur acte barbare.
Sandrine Lucchini, chevronnée réalisatrice de reportages d'investigation, a su ancrer son récit dans la réalité et lui donner davantage d'épaisseur en se rancardant auprès de magistrates et policiers, d'une psychologue et d'une joueuse en ligne, en fréquentant aussi secrètement sous une fausse identité des forums de certaines plateformes de jeux vidéo. Ils sont le terrain idéal pour hameçonner les jeunes les plus perturbés.
La pression de la hiérarchie
Si pour Lebon et son équipe les coups de malchance se multiplient au début de leurs investigations, la roue tourne enfin dans un cybercafé. Une belle aubaine pour calmer Audrey, la cheffe de la Crim', qui doit gérer les impatiences en haut lieu. Depuis les attentats du 13 novembre 2015, la crainte d'un carnage est bien réelle. Le fonctionnement de ces groupuscules masculinistes étant comparable à celui des terroristes djihadistes, Audrey doit présenter des résultats rapidement.
Au-delà de l'enquête, "Charlotte Chérie" raconte aussi ces femmes policières, comme la jeune brigadière Alice Lecoeur, mobbée par un chef qui la surnommait Idéfix dans le commissariat de quartier où elle officiait avant d'être dépêchée à la Crim'. Audrey, elle, doit vivre avec ceux qui grenouillent dans son dos, l'accusant d'avoir obtenu une "promotion jupon". Dans les murs du Bastion, le nouveau bâtiment de la police judiciaire ultra moderne, le patriarcat a encore de l'avenir! Sandrine Lucchini le pointe à juste titre dans ce polar glaçant, très bien mené.
Philippe Congiusti/ms
Sandrine Lucchini, "Charlotte Chérie", éd. Black Lab, 2024
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