Publié

"Conque" de Perrine Tripier, quand le pouvoir tient la plume du roman national

L'écrivaine Perrine Tripier. [Gallimard - Francesca Mantovani]
L'écrivaine Perrine Tripier. - [Gallimard - Francesca Mantovani]
Deuxième roman de Perrine Tripier, "Conque" nous convie dans un empire imaginaire, sur les traces d’une historienne appelée à documenter l’exhumation d’une civilisation mythique. Un conte splendide et terrifiant sur le pouvoir et ses petits arrangements avec l’Histoire.

Conque. Un mot sec qui claque et se referme sur lui-même comme l’objet qu’il désigne. Dans "Conque", deuxième roman de Perrine Tripier, le son est partout. Dans la comptine qui ouvre le roman comme un prologue mythologique. Dans le jeu des éléments naturels, vent, pierre et mer qui rythment son intrigue. Dans le chant de la conque, enfin, instrument de musique primitif dont le cri lugubre hante le roman à la manière d’un spectre funeste.

Un décor de théâtre

Révélée à 24 ans par "Les guerres précieuses" (Gallimard, 2023), Perrine Tripier compose sa prose en symphoniste accomplie. Si son premier roman frayait dans le sillage du modernisme européen, Virginia Woolf en tête, "Conque" aborde des rivages beaucoup plus fantasques et allégoriques.

Conte cruel sur l’Histoire et ses manipulations, le roman nous transporte dans la capitale d’un empire sans nom. Une cité moderne dans laquelle tout, de l’architecture extravagante aux raffinements culinaires, conspire à donner le sentiment d’un bonheur surjoué.

Tout paraît façade, tout paraît spectaculaire et théâtral, et c’est cela qui participe aussi de l’esthétique onirique et cauchemardesque du roman. C’est ce léger inconfort à avoir l’impression que Martabée est entourée de personnages de carton-pâte.

Perrine Tripier, autrice de "Conque"

Dans cette ville sise au bord d’une mer nordique, un vaste chantier de fouilles archéologiques promet d’exhumer les premiers vestiges d’une civilisation de l’an Mil: celle des Morgondes, peuple de guerriers-marins dont on ne connaissait l’existence qu’à travers les mythes et les comptines, transmis de génération en génération.

Brillante historienne, quadragénaire à l’indépendance affirmée, Martabée Gaeldish se voit confier la tâche de transmettre au public l’avancée des travaux archéologiques. Son crédo: dénuder le mythe pour le rendre historique. Double de l’autrice, la scientifique alimente ses écrits de son imagination foisonnante.

Elle avait toujours eu l'imagination aisée, fluide et animée dans son esprit, avec des images bien colorées et bien opaques. Mais Martabée aimait imaginer, et non inventer; si elle avait choisi l'histoire, c'était pour imaginer les choses comme elles étaient vraiment.

Extrait de "Conque" de Perrine Tripier

La science face à la légende

Les bulletins officiels de Martabée jalonnent le déroulé de l’intrigue, bien vite parasités par la phraséologie épique de l’empereur, qui y voit l’occasion de récrire à son profit le roman national. "Je vous apprendrai à narrer", lance-t-il ainsi à l’austère historienne. Car l’empereur, grotesque et vaniteux dans son goût pour l’apparat tapageur, entend bien inscrire son pouvoir dans la lignée prestigieuse de ces ancêtres mythifiés. Dans les rues de la capitale, la colère du peuple couve, et le monarque se doit de justifier rapidement l’investissement de ce chantier somptuaire.

Par bonheur, les premières découvertes enflamment l’empire. Civilisation aux ambitions architecturales imposantes, les Morgondes ont le don de l’ornement: "l’on attendait des barbares, on découvrit des génies." Sur le site archéologique, les travaux vont bon train, révélant l’extrême raffinement des rites morgondes. Seul bémol: pour l’historienne attachée à recomposer la vie quotidienne de ce peuple, l’essentiel fait défaut. Pas de femmes ni d’enfants dans les squelettes exhumés des premières zones explorées.

De ce mystère et des révélations à venir, on ne dira rien de plus ici. La mécanique implacable de ce roman joue en miroir inversé la partition glorieuse de sa première partie, jusqu’aux dernières lignes où le cri de la conque, issu du fond des âges, s'actualise de terrible manière.

>> A écouter, l'interview de Perrine Tripier autour de son roman "Conque" :

L'écrivaine Perrine Tripier. [Gallimard - Francesca Mantovani]Gallimard - Francesca Mantovani
Entretien avec Perrine Tripier, autrice de "Conque". / QWERTZ / 32 min. / le 12 novembre 2024

Une écriture somptueuse

Fascinant dans sa construction minutieuse, "Conque" l’est aussi dans la majesté de son écriture, d’une beauté et d’une intelligence irrésistibles. Conteuse de premier ordre, maniant l’humour et le drame avec un égal bonheur, Perrine Tripier décrit avec une jubilation contagieuse les raffinements de l’empire et les sentiments violents qui déchirent la conscience de son héroïne.

Happé par la fable et sa musique si singulière, on ne perd cependant rien du propos très actuel qu’elle sous-tend: parabole d’un pouvoir aux abois, prêt à tout pour imposer son narratif et ses vérités alternatives, métaphore puissante des dénis d’une misogynie millénaire, "Conque" se joue des formes classiques pour mieux nous convier au bûcher des vanités contemporaines. Brillant.

Nicolas Julliard/mh

Perrine Tripier, "Conque", ed. Gallimard, août 2024.

Vous aimez lire? Abonnez-vous à QWERTZ et recevez chaque vendredi cette newsletter consacrée à l'actualité du livre préparée par RTS Culture.

Publié