Le sixième livre de l'écrivaine Marina Skalova s'ouvre sous le signe de Georges Perec: "Tu te souviens des phrases". En cinq mots, la narratrice résume en même temps qu'elle propulse le geste de son "intiment [3e personne du pluriel]".
A travers quelques scènes de la vie d'une femme, de "la lisière de l'enfance" à son premier accouchement, ce poème protéiforme, protégé par sa couverture rouge sang, scrute les assignations, les discours et les héritages culturels, qui fusent et perforent tous les recoins de l'expérience féminine comme des flèches empoisonnées.
On t'a dit de perdre, aussitôt perdre, le ventre, les cuisses, les fesses, perdre, surplus à bannir, dégraisser.
Petit garçon manqué rappelé à l'ordre de son genre, pré-ado humiliée par sa puberté, adolescente impuissante à repousser les regards torves et les mains intruses, elle devient une jeune femme brutalement initiée à la sexualité, puis un corps parturient scruté, manipulé, contrôlé par les médecins et leur cohorte d'auxiliaires, cette armée de bras et de bouches qui n'en finit pas d'assener ses oukases dépréciatives.
Née à Moscou en 1988, l'autrice et traductrice Marina Skalova a quitté l'Union soviétique en 1991, vécu en Allemagne et en France avant de s'installer en Suisse. Après "Atemnot/ Souffle court" en 2016 (Ed. Cheyne/Heros Limite; Prix de la Vocation en poésie), "Exploration du flux" (Seuil, Fiction & Cie, 2018) ou "Silences d’exils" (éditions d'en bas, 2020), "intiment [3e personne du pluriel]" est son sixième livre.
Une langue chirurgicale
En s'adressant en "tu" à cet alter ego féminin, la poète genevoise installe un jeu de miroir qui offre aux lectrices et aux lecteurs la possibilité d'une intimité retrouvée. La langue est précise, chirurgicale, elle plonge dans la chair à la recherche des sensations et des souvenirs, débusque les détresses refoulées: "Tout est normal/ le plus important/ c’est de faire comme si tout était normal."
En Russie, la propagande 'childfree' vient d'être interdite, c'est-à-dire que revendiquer le droit des femmes à disposer de leur corps et choisir si elles souhaitent avoir un enfant ou non, est devenu équivalent à trahir la nation. Ce qui montre très bien ce qu'on attend de nous en tant que femmes à partir du moment où on nous incite à la maternité
Car sans cesse, l'intimité de ce personnage féminin est assaillie par les voix, les pouvoirs et les croyances qui traversent son récit - et son corps -, s'invitant typographiquement dans l'espace du poème.
Parmi cette foule indistincte, annoncée dès le titre sous la "[3e personne du pluriel]", certaines voix sont clairement identifiées, comme cette ligne de texte qui court en haut et bas des pages d’"intiment" - "chaque jour la femme demandera son avis au mari des conseils pour toutes les choses du foyer et il lui dira comment se comporter...."-, tirée d'un manuel de la vie domestique russe du XVIe siècle.
Ailleurs, ce sont des dictons hérités et transmis par les mères et les grand-mères au fil des siècles de domination patriarcale ("tu ne peux quand même pas froisser le jeune homme!", "il faut perpétuer la lignée!", "supporte, sois patiente"), ou encore la prière punk des Pussy Riot, les paroles du générique d'un mélodrame soviétique ou des décrets juridiques dont Marina Skalova reproduit un extrait dans "intiment [3e personne du pluriel]".
Ces phrases, avec leurs univers compactés dans la violence sourde des mots, s’enchevêtrent au récit poétique comme une glaise archaïque et universelle que Marina Skalova dépose sur la page pour mieux la disséquer.
Salomé Kiner/ld
Marina Skalova, "intiment [3e personne du pluriel]", éditions des Lisières, octobre 2024.
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