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Dans "Ainsi, l'animal et nous", Kaoutar Harchi raconte la domination par l'animalisation

L'écrivaine et sociologue Harchi Kaoutar. [Actes Sud - Emmanuelle Le Grand]
Entretien avec Kaoutar Harchi, autrice de "Ainsi l'animal et nous" / QWERTZ / 31 min. / aujourd'hui à 00:00
Selon les mots de l'écrivaine et sociologue française Kaoutar Harchi dans son livre "Ainsi, l'animal et nous", le rabaissement des animaux serait le modèle et la matrice de toutes les dominations, dans les colonies, les usines, les quartiers… Tour d'horizon de cet essai puissant. 

Kaoutar Harchi, sociologue, chercheuse, écrivaine, choisit un style littéraire et rhétorique dans cet essai saisissant: "Ainsi l'animal et nous". Son idée centrale est que la domination exercée sur les animaux est le lieu où se fondent toutes les dominations occidentales: capitaliste, patriarcale, blanche, coloniale… Le livre montre comment des groupes, au cours de l'histoire, sont animalisés: Amérindiens, Juifs, femmes, ouvriers, colonisés… Ainsi, on les rend exploitables, voire tuables à volonté.

Les animaux qui pourtant souffrent, sentent, sont des individus. Il faut donc, pour justifier leur exploitation, leur retirer leur subjectivité: il faut, pour les mettre à mort sans merci, commencer par… en faire des animaux. Or cette opération trouve un large consensus dans la société humaine, car ainsi, chacun, toujours, trouve plus bas que soi, plus exploitable, plus tuable.

L'animalisation des animaux, c'est ce processus intellectuel, culturel, juridique, historique, politique, économique, qui mène les animaux à être des êtres qu'on tue (…) de manière légitime

Kaoutar Harchi, écrivaine et sociologue

Un livre né d'une brèche

L'autrice ancre son ouvrage dans un souvenir d'enfance. Elle joue dans un quartier populaire. La police arrive, le chien de la police mord son ami, le petit Mustapha. Les habitants intiment à la police de tenir leur chien, les policiers répondent: "C'est vous les chiens". De cette brèche naît le livre.

Au fil des chapitres, on plonge, entre grands événements et destins d'individus, dans différents mondes historiques: certains familiers, comme la traite atlantique. D'autres plus rarement dépeints, comme la naissance des théories eugénistes, qui découlent de l'élevage.

Tout est sourcé

On assiste à l'émergence en Angleterre entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle d'une "doctrine de commisération envers les animaux", qui "ne pouvait devenir si grande que par la grandeur d'autres doctrines: socialisme, féminisme". Le narratif est ici époustouflant. Il s'achève par une grève de la faim. Des suffragettes incarcérées sont finalement nourries de force, souvent par intubation nasale. On leur injecte une mixture de bouillon de bœuf et de cacao. Le bœuf et le cacao. L'animal et les colonies. La répression des femmes, dans leur corps. Le tout sous les quolibets de la presse française. Tout est sourcé: la bibliographie en fin d'ouvrage compte dix-neuf pages.

On lira encore la rationalisation du dépeçage dans les abattoirs de Chicago, et comment Henry Ford s'inspire du "démontage" des bêtes pour rationaliser le montage de ses automobiles; Hitler et lui s'admirent. Mais Hitler est végétarien… contradiction? Non, perversion, répond l'autrice: Juifs, Tziganes, handicapés, sont animalisés par le nazisme, tandis que d'autres "espèces" - le loup, l'ours, le cerf - y sont célébrées comme des êtres de pure "nature", vivant leur pur instinct, sans le compromettre par la raison ou la culpabilité. Comme "l'homme nouveau" nazi.

Au vrai, nous finissions toujours par fixer ces bêtes du regard, nous demandant si c'en étaient encore, des bêtes, si quelque chose de grave s'était passé pour qu'autant de bêtes meurent, disparaissent, si alors c'était ça le travail du père de Mustapha, ce travail qui l'empêchait de nous parler, de nous prendre dans ses bras, ce travail de s'occuper des bêtes mortes. 

Extrait de "Ainsi l'animal et nous" de Kaoutar Harchi 

Des formules qui interrogent

Souvent, le livre choisit des formules qui interrogent. Par exemple: l'autrice montre comment penseuses et penseurs, militantes et militants, issus de populations qui colonisent ou sont colonisées, œuvrent main dans la main, dans le socialisme féministe et végétarien anglais. Sur quoi, soudain, elle affirme que "ce sont toujours les femmes qui libérèrent les femmes et les animaux". Serait-ce le raccourci du slogan politique? Non, répond-elle, dans l'entretien pour le podcast QWERTZ du 19 décembre: l'acte littéraire permet "d'aller à l'essentiel".

Un choix politique, ça oui. A ses yeux, avec ce que l’on sait en ces matières, quiconque réfute ceci ou nuance cela ne fait que "pinailler", et ferait mieux d'admettre tout net qu'il (ou elle?) n'est simplement pas féministe ni antiraciste. Et puis, dit-elle, les hommes ont reçu bien assez d'honneurs. Mais n'y a-t-il pas un risque dans cette simplification, et d'autres semblables? Peut-être celui de mal diagnostiquer les forces à l'œuvre, par l'emploi de quelques étiquettes (femme, blanc, Occidental, …) facilement manipulables?

Mais peut-être en effet qu'on pinaille. Et on peut en tout cas créditer le livre et l'entretien de provoquer la réflexion sur ce point. Sur quoi, le texte nous entraîne comme un fleuve dans l'oppression des Algériens de France dans les années 1960. Le poignard SS de Jean-Marie Le Pen, utilisé par lui pour torturer en Algérie, assure la continuité entre déshumanisation des Juifs et des Arabes. Le petit Mustapha réapparaît. Et si le livre ne touche Gaza que de manière subliminale, c'est bien à la Palestine qu'il est, sur sa première page, dédié.

Francesco Biamonte/ld

Kaoutar Harchi, "Ainsi l’animal et nous", Actes Sud, septembre 2024.

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