On l'appelle Francia, mais peu connaissent ses vrais noms: Magda, Ruby ou Ruben, lorsqu'elle était encore un petit garçon à Girardot, petite ville de Colombie, qu'elle quitte après sa transition. Fuyant la violence de Bogotá, c'est à Paris qu'elle choisit de s'établir: le travail au bois de Boulogne est dangereux, certes, difficile aussi, mais Francia y gagne suffisamment bien sa vie pour aider sa famille.
C'est cette vie qu'on découvre au fil des dix-sept chapitres que compte "Francia". Trente-quatre en réalité, car chacun des épisodes du parcours de cette femme, spectaculaire en tous points, est doublé d'un autre, narré du point de vue de l'un des dix-sept clients lui rendant visite ce jour-là sous son "cambuche". Dans cette petite tente de plastique jaune de quelques mètres carrés, Francia a disposé des ex-voto en hommage à ses sœurs, sa nièce et sa mère; à Sainte Rita surtout, patronne des causes désespérées.
Ruben des Bois (de Boulogne)
Au cœur du roman figure ce bois de Boulogne, véritable poumon-soupape de tous les fantasmes de Paris, que Nancy Huston n’hésite pas à comparer à une prostituée.
… Ne supportant pas l'idée de la (Paris) voir abîmée, les Français ont toujours préféré accueillir les envahisseurs, les laisser s'y installer et attendre que d'autres armées viennent les expulser
Un lieu central, crucial. L'équivalent d'une forêt de Sherwood pour toutes ces TDS (travailleuses du sexe) qui, au moindre appel, et malgré les diversités et rivalités, se rallient comme un seul organisme pour voler au secours de la victime.
Mais aussi un refuge aux allures de jungle tropicale pour Francia, qui lui rappelle la chaleur du foyer de la "mamita" et la bonté mystique de "l'abuela", sa grand-mère issue du peuple wayuu, l'un des seuls à avoir résisté à l'invasion espagnole et dont la mythologie est faite de vagins dentés et de femme-araignée. Au bois de Boulogne, Francia a surnommé la marijuana "abuela", du nom de celle qui lui apporte tant de réconfort.
Jeu de passe-passe
Nancy Huston se glisse elle-même comme observatrice de Francia: que ce soit dans le van de Marco et Ariane, deux amis, ou derrière le cambuche. Elle est "cette drôle de vieille baba cool mi-figue mi-raisin qui, assise sur le siège face à la portière, griffonne furieusement dans un carnet"; le témoin éloigné des dix-sept clients venus trouver Francia. Sur l'ensemble, la TDS ne fera que quatorze passes et en refusera trois. Trop dangereuses, trop vicieuses, trop délicates.
La clientèle est une véritable ménagerie que se plaît à décrire l'autrice, qui saisit cette occasion, trop tentante, de passer au bistouri les carcans de toutes les couches de la société française, et les méfaits du patriarcat: entre les hommes engoncés dans une éducation stricte et catholique, ceux qui se font bouffer par leur quotidien, ceux dont les rêves ont été brisés par le couple ou la parentalité, ou ceux qui, overdosés de porno, n'arrivent plus à bander. Ici un immortel de l'Académie, là un vieux monsieur béninois vierge. Un vieux couple aussi, amoureux.
Toutes les TDS le savent, les hommes ont peur de vivre, peur d'échouer et peur de réussir… c'est ça qui les rend si agressifs. Devenir homme, de façon générale, c'est apprendre à transformer sa peur en violence. C'est moi la Griffonne qui pense tout cela; Francia, elle ne généralise jamais.
"Francia" est une véritable ode à l'utilité publique des travailleuses du sexe. Un roman dur, férocement drôle, mais jamais glauque, et dont cette femme gigantesque, à la peau foncée, aux cheveux orange, est le feu inextinguible.
Ellen Ichters/sc
Nancy Huston, "Francia", ed. Actes Sud, mars 2024.
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