Kamel Daoud: "Houris n'est pas un roman de guerre ou de désespoir, mais un roman de retour à la vie"
Jeune journaliste pour le journal francophone conservateur Le Quotidien d'Oran au début de la guerre civile d'Algérie (1992-2002), Kamel Daoud a couvert les massacres de masse et compté les morts.
"À cette époque, quasiment tous les journalistes faisaient ce qu'on appelle les couvertures sécuritaires. C'était le quotidien, il y avait des massacres tous les jours et partout dans le pays. C'est quelque chose qui a concerné tout le monde", raconte-t-il dimanche dans le 19h30.
Plus de vingt ans après la fin de ce conflit, qui a fait entre 60'000 et 200'000 morts selon les différentes estimations, c'est par la littérature que le Franco-Algérien de 54 ans donne voix, dans "Houris", aux souffrances liées à cette période noire, celles des femmes en particulier.
>> Lire aussi : Kamel Daoud reçoit le prix Goncourt avec "Houris" et Gaël Faye le Renaudot avec "Jacaranda"
L'écriture contre les interdits
"On a besoin de distance, de temps aussi pour faire le deuil d'une période et pouvoir donner du récit, pour pouvoir le raconter. Je rencontre beaucoup d'Algériens en France et en Europe qui sont très émus quand ils achètent le livre, parce que ça raconte aussi leur histoire", explique-t-il.
L'interdiction crée du désir (...) Mais au-delà de ça, je pense que les Algériens ont besoin d'entendre se raconter cette histoire
"Houris" n'a pas pu être exporté vers l'Algérie et encore moins traduit en arabe, car la loi algérienne interdit toute évocation des événements sanglants de cette période. "L'écriture n'obéit pas à des interdits", souligne toutefois Kamel Daoud. "Il y a des Algériens qui ont écrit sur cette période et je viens d'écrire dessus, donc c'est quelque chose qui existe. Je pense qu'on ne peut pas arrêter le processus de prise de conscience, malgré l'interdit légal. Le travail se fera."
Et pour cause: le livre circule déjà beaucoup en Algérie. "L'interdiction crée du désir, de l'envie et attire beaucoup de monde, c'est une vieille histoire de l'humanité. Mais au-delà de ça, je pense que les Algériens ont besoin d'entendre se raconter cette histoire."
Partout dans le monde, il y a des générations qui ne racontent rien d'une guerre à la génération qui suit
Pour autant, "ce n'est pas un roman de guerre ou de désespoir, c'est un roman de retour à la vie", poursuit l'auteur. "C'est un roman qui répond à la question: y a-t-il une vie après les morts? Oui, il y a une vie possible. Donc c'est un roman d'espérance."
Une réalité brute impossible à narrer
Pour construire ce récit très dur, Kamel Daoud confie avoir allégé une grande majorité des scènes d'horreur afin de préserver un certain "seuil de tolérance" chez son lectorat. "Je pense que le réel, brutal, brut, il est impossible à narrer", justifie-t-il.
On pardonne aux hommes d'avoir tué mais on ne pardonne jamais aux femmes d'avoir été déshonorées
"Ce que je raconte dans ce roman, ce sont des histoires vraies. J'ai amalgamé des personnages qui ont vraiment existé. Mais le récit de la guerre est toujours dur, ce n'est pas quelque chose de facile à raconter. Partout dans le monde, il y a des générations qui ne racontent rien d'une guerre à la génération qui suit."
L'auteur, déjà récompensé d'un Goncourt du premier roman en 2015 pour "Meursault, contre-enquête", a choisi de raconter la tragédie à travers une voix féminine. "Parce que ce sont les femmes qui paient les guerres. On le sait tous", explique-t-il. "On pardonne aux hommes d'avoir tué et on ne pardonne jamais aux femmes d'avoir été déshonorées, d'avoir été violées, d'être tombées enceintes hors mariage."
"On l'a vu, même dans les grandes épopées décoloniales, quand on a eu les indépendances, on a demandé aux femmes de revenir vers les cuisines. Quoi qu'on dise, les femmes payent le prix de nos libertés", martèle-t-il. "Et dans les sociétés où les femmes ne sont pas libres, on n'a plus de liberté pour le reste."
Propos recueillis par Fanny Zuercher
Texte web: Pierrik Jordan
"Une religion doit être quelque chose d'intime à garder pour soi"
Les prises de position publiques de Kamel Daoud sur l'islam et la laïcité ont fait débat en France, l'écrivain étant parfois accusé de prêter le flanc aux discours islamophobes de plus en plus désinhibés dans le pays.
"Il y a des manipulations, des récupérations politiques partout. Est-ce que cela induit que l'on doive choisir le silence, ou dire au risque d'être interprété? J'ai opté pour la deuxième option. Ce n'est pas l'idéal, mais il n'existe pas de meilleure solution", répond-il dans le 19h30.
"Je pense qu'une religion doit être quelque chose d'intime à garder pour soi. Chacun y a droit, peut-être que beaucoup en ont besoin et je respecte cela. Mais nous vivons dans un monde où nous devons vivre en République avec des lois laïques. La laïcité, paradoxalement, c'est ce qui protège les religions."