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"Kinderzimmer" d'Ivan Gros, grossesse et accouchement dans un camp de concentration

L'écrivain Ivan Gros. [DR - Patrice Delmotte]
Entretien avec Ivan Gros, auteur de "Kinderzimmer" / QWERTZ / 29 min. / lundi à 00:01
"Kinderzimmer" d'Ivan Gros est un roman graphique hors-norme avec pour sujet le camp nazi pour femmes de Ravensbrück. Intégrant plus de deux cents dessins réalisés par des détenues, il offre une réflexion sur la représentation des camps nazis elle-même et en montre des dimensions méconnues.

"Kinderzimmer" est un ouvrage unique. Il raconte sa propre genèse dans ses premières pages. En 2013, Ivan Gros, spécialiste de littérature et graveur, rencontre Mounette, de son vrai nom Simone Gournay, présidente de l'Association des anciennes déportées du camp de concentration pour femmes de Ravensbrück, au nord de Berlin.

Mounette considère avec scepticisme les installations actuelles du camp. Le nouveau musée lui semble ne rien dire: ces habits de détenues ainsi suspendus, propres, sans vermine dans les coutures, ne racontent pas la vérité… Elle perçoit l'essoufflement de la machine mémorielle. Elle voudrait qu'Ivan Gros fasse quelque chose. Mais quoi?

Elle porte à sa connaissance des dessins de déportées, réalisés au camp. Dessiner y était un acte sévèrement puni: celles qui dessinaient voulaient témoigner - au péril de leur vie. Faire voir. Et plusieurs centaines de dessins sont parvenus jusqu'à nous. Mais pour Ivan Gros, ces dessins ont besoin d'un contexte. Pour leur donner leur sens et leur mesure, il faut les inscrire dans un récit.  

Pour se souvenir, il faut imaginer.

Filip Müller, survivant d'Auschwitz, cité dans "Kinderzimmer"

L'adaptation d'un roman

En 2013 sort "Kinderzimmer", un roman de Valentine Goby. Cette fiction, construite avec un grand souci à partir de plusieurs témoignages, raconte l'histoire de Mila, détenue politique arrivée en début de grossesse dans le camp de Ravensbrück. La "Kinderzimmer", la chambre des enfants, y a bel et bien existé: oui, des femmes y ont accouché. Des bébés y sont nés. Des mères y ont allaité. Quelques-uns de ces nourrissons, très peu, ont survécu.

Ivan Gros décide alors d'adapter le roman de Valentine Goby sous forme de roman graphique. Ce qu'il fait en quelque 360 planches. Mais son idée dépasse l'adaptation: il y intégrera plus de deux cents dessins de déportées. Pour garantir l'unité graphique, il les copie à main levée: un travail sur le style auquel il emploiera des milliers d'heures, cherchant quelle manière de dessiner pourra incorporer les autres.

Une planche du livre "Kinderzimmer" d'Ivan Gros. [Yvan Gros / Actes Sud BD]
Une planche du livre "Kinderzimmer" d'Ivan Gros. [Yvan Gros / Actes Sud BD]

Les dessins de déportées sont signalés par un petit numéro qui permet, en fin de volume, de connaître l'autrice de l'original. Dans ses propres dessins, Ivan Gros ne s'interdit pas l'expressionnisme, et même des visions - composante absente des dessins réalisés sur place: comme d'impressionnants poux géants ou un bras sortant de la bouche d'une parturiente, figurant la douleur qui veut sortir et qu'elle doit à toute force ravaler.

Imaginer sans s'égarer

L'auteur s'interroge beaucoup sur la justesse de sa démarche. Comment imaginer, sans s'égarer dans ses propres fantasmes? Comment empoigner le sujet sans usurper un peu de son aura? Comment traiter graphiquement la nudité des corps? A plusieurs reprises, on quitte le récit, et l'auteur expose ses questionnements. Il le fait par des phrases encadrées, posées sur la page comme des inscriptions, des épitaphes.

Combler les trous de mémoire en se gardant du fantasme.

Ivan Gros, auteur du roman graphique "Kinderzimmer"

Ces passages remarquables cherchent et trouvent une éthique de la représentation des camps nazis. Elles poursuivent des discussions portées par d'autres artistes, cités: Claude Lanzmann, réalisateur du film "Shoah", pour qui l'intérieur du camp ne peut en aucun cas faire l'objet d'une représentation; Art Spiegelman, auteur de "Maus et de Metamaus", un ouvrage qui réfléchit à la transmission de cette mémoire.

Rompre avec l'interdit de la figuration certes. (…) Restent à essayer le discernement la sensibilité l’honnêteté.

Ivan Gros, auteur du roman graphique "Kinderzimmer"

Une manifestation de l'espoir

A la fin du volume, on trouve des notices sur les dessinatrices du camp. Elles ramènent tout le livre du côté du réel.

Quelques semaines après la lecture, Mila, la protagoniste fictionnelle, s'efface dans la mémoire de lecture derrière la réalité qu'elle porte par son histoire et son corps. Car mettre au centre d'un camp de concentration la grossesse et l'allaitement, c'est mettre en son centre le corps féminin dans une situation extrême et innommable. Tandis que l'enfantement reste, en dépit de tout, une manifestation possible de l'espoir, vécu comme tel par les détenues.

Ivan Gros a consacré dix années à "Kinderzimmer". Entre-temps, Mounette est décédée. Le résultat est un livre impressionnant et important.

Francesco Biamonte/ld

Ivan Gros, "Kinderzimmer". D'après le roman de Valentine Goby, Editions Actes Sud BD. Août 2024.

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