La rentrée littéraire 2024 ne ressemblera sans doute à aucune autre, et pas seulement parce que la France se trouve dans une situation politique pleine d’inconnues. Mais l’effondrement des ventes plonge le secteur dans la fébrilité et le rachat du groupe Hachette par Vincent Bolloré provoque une série de réactions en chaîne. Aussi assiste-t-on à un véritable ballet d’éditeurs et d’auteurs quittant une maison pour une autre.
Ainsi 459 romans seront publiés d'ici cet automne, selon les chiffres avancés par le magazine professionnel Livres Hebdo, avec 311 romans français (dix de moins qu’en 2023) dont 68 premiers romans (ils étaient 74 en 2023).
Les crises d'hier et d'aujourd'hui
Comme toujours, quelques titres vont occuper l’espace médiatique, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Parions sur "Houris" (Gallimard) de Kamel Daoud, dans lequel une narratrice se souvient des terribles années 1990 en Algérie, et "Jour de ressac" (Verticales), où Maylis de Kerangal rappelle la destruction de la ville du Havre pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Ce qui est intéressant en ces temps troublés, c’est que nombre d’auteurs et d’autrices se sont saisis de sujets politiques et/ou historiques. Huit ans après l’énorme succès de son premier roman "Petit pays", Gaël Faye revient avec un émouvant "Jacaranda" (Grasset) sur le génocide des Tutsis au Rwanda. Alice Zeniter dans "Frapper l’épopée" (Flammarion) retrace quant à elle avec acuité l’histoire récente de la Nouvelle-Calédonie, territoire d’outre-mer en proie à la révolte depuis des mois.
Aurélien Bellanger, fin observateur des transformations de notre société, analyse dans "Les derniers jours du Parti socialiste" (Seuil) la montée du Printemps républicain. L’excellente autrice de non-fiction Justine Augier se penche avec "Personne morale" (Actes Sud) sur le cas du cimentier Lafarge, qui aurait financé des organisations terroristes pour assurer son activité en Syrie. Alors que Mathieu Larnaudie choisit la dystopie dans "Trash Vortex" (Actes Sud) pour évoquer l’indécence des ultras-riches et les conséquences de leur mode de vie sur la santé de la planète.
Mathieu Palain, lui, a travaillé un sujet aussi intime que politique, puisqu’à la suite de son podcast sur les violences faites aux femmes, il aborde cette thématique dans "Les hommes manquent de courage" (L’Iconoclaste), et donne la parole à une narratrice racontant son parcours.
D’autres romans remarquables se penchent ainsi sur des trajectoires de vie, en particulier ceux de Xabi Molia, qui dans "La vie ou presque" (Seuil) décrit les destins divers de deux frères et leur amie, tous trois rêvant dès l’adolescence d’écrire et de publier. Dans "L’admiration" (Stock), l’auteur-compositeur et chanteur Florent Marchet saisit avec beaucoup de justesse l’éblouissement d’un jeune garçon pour le monde du stand up et du théâtre.
Nouvelles plumes et premiers romans
Du côté des premiers romans, cette année encore plusieurs auteurs et autrices issus de masters d’écriture créative se distinguent: ainsi le très beau "Le bleu n’abîme pas" (Seuil), où Anouk Schavelzon décrit ce que signifie être une jeune femme métisse dans la France d’aujourd’hui, et l’étonnant "Constellucination" (Verdier) de Louise Bentkowski, collage de contes et de souvenirs pour revisiter son histoire familiale.
Remarquables eux aussi pour leur originalité, d’autres petits nouveaux sont à retenir, en particulier le poète belge Célestin de Meeûs, qui signe avec "Mythologie du .12" (Sous sol) un texte noir confrontant un jeune zonard à un notable aigri. Ou Paolo Bellomo qui avec "Faïel & les histoires du monde" (Le Tripode) convoque un étrange univers de légendes pour raconter une histoire d’exil. Ou encore Manon Jouniaux, qui dans "Échappées" (Grasset) imagine une communauté de femmes et d’enfants isolée sur une île.
Les grandes plumes attendues
Enfin, tout comme on aime serrer dans ses bras de vieux amis, cette rentrée offre aussi et surtout le bonheur de retrouver quelques grandes plumes très littéraires, qui construisent des œuvres uniques et inclassables. Par exemple le styliste Yves Ravey chez lequel on retrouve dans "Que du vent" (Minuit) la capacité à créer de l’angoisse dès les premières pages et cette capacité à jouer avec les codes du roman noir.
Ou encore Rebecca Lighieri (pseudo d’Emmanuelle Bayamack-Tam) avec "Le club des enfants perdus" (POL). A la fois récit d’apprentissage et poignante lettre d’amour d’un père à sa fille, le roman rassemble les thématiques chères à l’autrice de "La treizième heure". Et enfin le beau premier texte autobiographique de Julia Deck, "Ann d’Angleterre" (Seuil), à la fois touchant et plein d’un humour facétieux, et construit exactement comme un roman de Julia Deck.
Sylvie Tanette/sf
Rentrée suisse: le dehors et le dedans
Plus discrète, la rentrée littéraire suisse n’en réserve pas moins de magnifiques découvertes et retrouvailles. Aux éditions Zoé, la famille est au cœur de trois parutions remarquables: avec "Deux filles", Michel Layaz compose le mélodrame subtil et bouleversant d’une filiation surprise. Poursuivant sa généalogie fictive avec “Ilaria”, Gabriella Zalapì donne voix à une enfant enlevée par son père dans un road-trip italien à la fois tendre et terrible. Quant à Katja Schönherr, autrice allemande établie à Zurich, sa "Famille Ruck", traduite par Barbara Fontaine, confirme la précision chirurgicale d’une plume aguerrie à l’exploration des tensions intergénérationnelles et des égoïsmes contemporains.
Le foyer vous étouffe? Prenez le large avec "Tumiqa", délicat récit d’un voyage au Groenland signé Nicolas Di Meo (ed. La Veilleuse), où l'exploration du Grand Nord met au jour quelques failles intimes. Creusant l’histoire et la psyché glaciale d’une femme honnie, Lolvé Tillmanns livre avec "La fanatique" (ed. Cousu Mouche) une plongée troublante dans le journal fictif de Magda Goebbels, Lady MacBeth des temps modernes. "Le Trouble", c’est aussi ce qui fait vriller la narratrice du nouveau roman savoureux d’Anne-Frédérique Rochat, sorte de "Fenêtre sur cour" avec vue sur la folie (ed. Slatkine).
Grande plume de la scène alémanique, Peter Stamm nous conduit avec "L’heure bleue" (trad. Pierre Deshusses, ed. Christian Bourgois) sur les traces d’un écrivain mystérieux, traqué par une journaliste enfiévrée. Quant à Fanny Desarzens, l’autrice confirme la singularité de son écriture minérale avec "Ce qu’il reste de tout ça" (ed. Slatkine), fable sur les saisons de la vie et la quête de modestes oasis.
Nicolas Julliard