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"Le bastion des larmes" d'Abdellah Taïa, retour sur une enfance entre violence et lumière

L'écrivain Abdellah Taïa. [DR - Abderrahim Annag]
L'invité: Abdellah Taïa, "Le Bastion des larmes" / Vertigo / 29 min. / le 19 septembre 2024
Avec "Le bastion des larmes", Abdellah Taïa fait appel aux thématiques récurrentes de son oeuvre, le Maroc, l'enfance, la famille, l'homosexualité, les vies marginalisées, mais aussi à la liberté et la force d'être soi. Le roman est en lice pour plusieurs prix littéraires, dont le Goncourt.

Dans "Le bastion des larmes", on suit Youssef, le double d'Abdellah Taïa, professeur exilé en France depuis vingt-cinq ans, de retour dans sa ville natale de Salé, au Maroc, pour y vendre la maison de sa mère défunte dont il a hérité. Un retour qui est l’occasion de réveiller les voix du passé, de cette enfance entre bonheur parmi des sœurs puissantes, amour et amitié intense, et la violence extrême subie par ce petit garçon efféminé et décrite sans concession.

Le récit débute à la mort de Malika, la mère de Youssef. Selon une tradition marocaine, expliquent les six soeurs du narrateur, les dettes de la défunte doivent être remboursées dans les trois jours. Et c'est une affaire de femmes, insistent-elles. En trois jours, il faut donc faire le tour de la ville de Salé pour trouver tous ceux à qui elle devait quelque chose, et les rembourser.

L'influence déterminante des soeurs aînées

Les soeurs d'Abdellah Taïa, à qui le livre est dédié, prennent sous sa plume la forme d'héroïnes romanesques. Et c'est l'influence qu'elles ont eue sur l'enfant et l'adolescent qu'il a été qui ont forgé son identité d'auteur.

"Je suis devenu écrivain parce que j'ai grandi à côté de six soeurs plus âgées que moi et de ma mère, sept femmes donc. Nous étions entassés les uns sur les autres dans trois pièces d'une petite maison très pauvre, dans une promiscuité à la fois infernale et sublime. Avoir en tout temps entendu ces femmes en train de parler, de déconstruire le monde, la société, le quartier, les hommes, de ne pas du tout avoir peur d'exprimer leurs désirs, ce qu'elles traversaient, a fait que leurs voix sont éternellement en moi", indique Abdellah Taïa dans l'émission Vertigo du 19 septembre.

J'ai plus qu'une dette envers mes soeurs. Je viens d'un univers qu'elles ont réussi à construire.

Abdellah Taïa, auteur du "Bastion des larmes"

Les voix qui s'entremêlent

"Le bastion des larmes" est peuplé de voix qui se répondent et se croisent. Il y a la voix de Youssef, de Nadjib, son ami d'enfance et amant de jeunesse au destin tragique, de ses soeurs puissantes, de sa mère disparue, de ses frères. Ce processus d'écriture est utilisé régulièrement dans les romans d'Abdellah Taïa, comme pour faire entendre toutes les voix qui le hantent.

"Je n'ai écrit que des livres de voix, souligne l'auteur. Dans tous mes livres, des personnes entrent avec effraction en moi et imposent leur voix. Une des choses qui me motive pour continuer à écrire est de savoir comment réussir à les agencer, à créer une forme de chaos et de polyphonie, sans que cela ne passe par une écriture classique."

Loin d'être un livre sur le chagrin ou la douleur, le roman recèle beaucoup d'amour, pour les soeurs ou les amis d'enfance. Il est baigné de lumière et de chaleur, empli de musique et du son de Salé, ville au lourd passé, proche de Rabat, la capitale.

Quant au "Bastion des larmes" du titre, il fait référence à cette forteresse au bord de l'Atlantique où les habitants de Salé viennent parler aux vagues, au ciel, au vent, à pleurer leurs vies déjà écoulée. "Ils espèrent un miracle qui n'arrivera peut-être pas ici-bas, conclut l'auteur. Mais il reste toujours le ciel et on peut donc rêver".

Propos recueillis par Anne Laure Gannac

Adaptation web: Melissa Härtel

Abdellah Taïa, "Le bastion des larmes", éditions Julliard, août 2024.

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