Une efflorescence de couleurs, des lieux, un surgissement de pictogrammes, de perspectives, de paysages urbains, célestes, forestiers ou domestiques. Et le paysage intérieur d'Arthur, un enfant de dix ans. Il est à la fois personnage dessiné et narrateur.
Sa mère est décédée. Et son père, affectueux, l'entraîne à la survie: camper, récolter la rosée, reconnaître les plantes. Comme un guerrier ou un agent secret: se cacher, observer. Quoi de plus beau pour un enfant? Mais ces jeux n'en sont pas. Au fil de 288 planches extraordinaires, le père aimant entraîne son fils dans sa vision du monde conspirationniste et délirante. Jusqu'à la peur, la culpabilité, la souffrance. Ce pourrait être très pénible, si la beauté et la prolifération de trouvailles formelles ne nous maintenaient dans un état de ravissement.
L'imaginaire de l'enfant et celui de l'adulte entrent en résonnance. Arthur comprend le monde tel que son père le lui explique. Mais ses dessins – car Arthur dessine en graphomane – nourrissent en retour l'imagination de son père.
Ce livre parle de l'imagination. Mais ne la célèbre pas. Il montre très bien le danger des histoires.
Les images semblent réfléchir
Par ses inventions si fertiles, Brecht Evens donne forme au fonctionnement même de la pensée. Un exemple: le père encourage certains jeux qui exercent l'esprit, comme le Rubik's Cube. Et enseigne par ailleurs à Arthur à ranger mentalement ses souvenirs dans un palais imaginaire. Quand Arthur cherche à se souvenir du dessin sur le vêtement d'une camarade de classe, Evens dessine un Rubik's Cube qui se déplie, comme une boîte en carton - et sur la face intérieure de chaque petit carré coloré, il y a le visage d'une ou d'un camarade d'Arthur. Qui peut alors agrandir la fillette et extraire de l'image le motif du vêtement. Une série de planches vertigineuses, psychédéliques et maniaques.
Plus qu'illustrer un récit, les images semblent réfléchir. Penser à ce qu'est l’imagination. A la façon dont nos cerveaux nous représentent le monde.
Et le récit semble naître des images, autant ou plus que des mots. Des mots simples et troublants parfois, magnifiquement choisis, avec une économie remarquable - et réalisés à la main, dans un lettrage coloré. Ils font partie de l'image. Car Brecht Evens est maître de ses techniques artisanales: des pinceaux, des feutres, des aquarelles, des marqueurs, des gouaches. Et c'est un travailleur acharné: quatre ans ont été nécessaires pour réaliser et mettre ensemble ces 288 planches.
Un monde de signes
Arthur observe et pense donc en conspirationniste. Tout ce qu'il voit ou entend devient signe d'une autre réalité, cachée et redoutable.
Vous imaginez bien que c'est un thème très intéressant pour une bande dessinée, où le lecteur est tout le temps en train de déchiffrer les signes. Tout ce que je fais, tout ce qu'on regarde, jusqu'au lettrage, ce sont déjà des signes... Où le lecteur peut découvrir aussi sa propre paranoïa.
Oui, tout est signe: les personnages eux-mêmes relèvent du pictogramme. Arthur est bleu, son père est jaune, Yoann est rouge, Passiflore est verte. Les mots de chacune et chacun sont peints dans cette couleur. Le visage est fait de presque rien. Ou de rien: le père n’a pas du tout de visage. C’est la forme même de son corps, comme le signe d’une posture, qui a quelque chose d'exact. Ce qui ne veut pas dire que chacune et chacun y lira la même chose.
A la fin, "Le Roi Méduse" est un tournant irréel aussi pour nous lectrices et lecteurs. Jusque-là, on avait l'impression de pouvoir faire plus ou moins la part du réel et du délire, en dépit d'une marge floue. (Des contours? Les dessins de Brecht Evens n'en ont guère). L'auteur nous laisse, littéralement, en pleine mer. Et termine par deux mots d'antique tradition bédéistique: "A suivre… ".
Ils font sourire, après un trip de ce niveau (où l'on a d'ailleurs souri plus d'une fois). A suivre, donc, puisqu'il a été question d'un deuxième tome. Quand? "Je m'amuse à dire janvier, mais je crois que c'est un absolu mensonge", avoue Brecht Evens. Il est maintenant même question d'un troisième tome: "Plus je bosse, moins c'est fini".
Francesco Biamonte/olhor
Brecht Evens, "Le Roi Méduse, t.1.", Actes Sud BD, 2024.
L'auteur est présent au Festival BDFIL à Lausanne, avec son ami musicien et traducteur Wladimir Anselme, jusqu'au 27 avril 2024: en concert dessiné à la Datcha, Lausanne, le 26 avril 2024 à 22h; rencontre et dialogue avec Brecht Evens, Maison de Quartier Sous-Gare, le 27 avril 2024 à 11h30.
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