La préhistoire est une page blanche, un éden fantasmé; alors pourquoi ne pas s'en saisir et la noircir? Un acte que n'hésite pas à faire l'autrice française Hannelore Cayre dans son dernier roman, "Les doigts coupés". Un récit qui questionne les grands clichés masculinistes de la préhistoire et qui s'appuie sur les dernières découvertes en la matière: rencontres entre races humaines, espionnage industriel, graffiti vulvaires, mutilations rituelles, patriarcat grossier, sexualité décomplexée et inventions géniales.
Tout commence dans la France actuelle, lorsqu'un groupe d'ouvriers polonais, mandatés pour construire une piscine non réglementaire, tombent sur une sépulture, où gisent deux corps, et une paroi recouverte de mains détourées au pochoir et de vulves dessinées. Un détail a son importance: il manque à chacune de ces mains plusieurs doigts. Très vite, au grand dam de la propriétaire de la future piscine, on comprend qu'il s'agit là d'une découverte importante et c'est la paléontologue Adrienne Célarier qui arrache littéralement les crédits de cette trouvaille historique, dont elle s'apprête à dévoiler les détails lors d'une conférence retransmise dans le monde entier.
Working girl émancipée
Dans les 170 pages qui suivent, deux récits s'entremêlent: d'abord, la retranscription de cette conférence, utile à Hannelore Cayre pour exposer à son lectorat ce que l'on sait de l'Aurignacien, cet âge d'or du paléolithique, où la taille des pierres et la fabrication d'outils ont atteint leur apogée. Ensuite, une seconde narration, en alternance, nous plonge dans le quotidien de cette Oli, dont – on l'aura compris - on a retrouvé le squelette, richement paré, à la façon d'un grand guerrier.
Oli essayait de trouver le sommeil tandis que sa sœur Rava gémissait sous les assauts du Crétin (…). Les hommes, quelle plaie. Pourquoi occupaient-ils tout le temps l'esprit des filles alors qu'avec leur odeur, leur sexe pendouillant et leur regard concupiscent de bête en rut, ils étaient dégoûtants?
Dans une ambiance narrative aux allures de "Il était une fois l'homme", Hannelore Cayre dépeint la réalité de ce petit groupe humain, où les femmes restent à la grotte, s'occupent de la cueillette et des tâches les plus pénibles, tandis que les hommes les battent, les violent, vont à la chasse, se réservent les meilleurs morceaux et "se la racontent totalement".
Oli ne comprend pas pourquoi, alors qu'elle est habile et que son frère jumeau y est autorisé, le chef Oncle-Aîné lui refuse de pratiquer la chasse, allant jusqu'à lui sectionner des phalanges pour l'en dissuader. Tout change lorsqu'elle tombe sur une tribu de Néandertaliens, où à sa grande surprise, les femmes chassent à l'égal des hommes. Un événement qui a dû, pour nos ancêtres, être un véritable cataclysme, raconte Hannelore Cayre dans le podcast QWERTZ du 7 mars: "La vraie altérité, c'est la rencontre entre un Sapiens et un Néandertal qui sont de deux races différentes, et là, on peut vraiment parler de race, car ils ne sont pas complètement compatibles génétiquement. Ce sont des hybrides".
L'origine d'inégalités
Par cette rencontre, et cette hybridation, Oli va comprendre le rôle – inconnu jusque là – du sperme dans la fécondation des femmes. Découverte qui bouleversera à jamais les rapports humains, mais qui lui permet à elle, de prendre le contrôle de son destin.
Ainsi, "Les doigts coupés" est à la fois un roman divertissant et une formidable plongée anthropologique aux sources supposées du patriarcat, complétée, en fin d'ouvrage, par un renvoi aux travaux de Paola Tabet ou Priscille Touraille, dont les recherches contribuent à nous faire comprendre l'origine d'inégalités structurelles qui persistent encore, malheureusement, de nos jours.
Ellen Ichters/ld
Hannelore Cayre, "Les doigts coupés", ed. Métailié, mars 2024.
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