"Passé sous silence", le retour bien visé de Jacques-Etienne Bovard

L'inspecteur-chef Borgeau, de la police de Sûreté vaudoise, flanqué du jeune aspirant Morisetti, est chargé d'enquêter sur des tirs de fusil de longue portée dans le Jura et la région lémanique. Pas de victime à déplorer, si ce n'est un pick-up de chasseur troué, un bateau de pêche chahuté ou un chaudron de soupe criblé lors d'un repas offert par un syndic chantre de l'éradication du loup.

Un détail intrigue toutefois Borgeau: les impacts sont d'une précision trop impressionnante pour être des accidents ou des ratés. Qui est le tireur? Et surtout, quelle arme est capable d'un tel exploit à une distance de 500, 600 ou 775 mètres? "Ce qui m'intéressait, c'était d'écrire sur un sniper qui ne tue pas", précise d'emblée Jacques-Etienne Bovard dans le podcast QWERTZ du 10 mai.

L'interrogation va mener l'enquêteur et son jeune associé dans un univers typiquement suisse, fait d'armes d'ordonnance, de sociétés de tirs, de trafic de champignon, de chasseurs dignes d'un film des frères Cohen, d'histoire suisse et du fameux réduit national voulu par le Général Guisan. Nous sommes sur la piste d'une arme légendaire, le Tell 40, et d'une organisation secrète baptisée Hydra.

Le Tell 40 qui apparaît dans ce roman a été imaginé sur la base des fusils d'ordonnance distribués à l'armée suisse dans la première moitié du XXe siècle. Tel le héros éponyme, il n'a donc jamais existé 

Ici, c'est toute la relation ambiguë qu'entretient une partie des Suisses avec les armes d'ordonnance, les stands de tir et ce mélange entre la violence d'un objet, et la discipline, proche de la méditation zen, nécessaire à son utilisation. Une arme qui prend, sous la plume de Jacques-Etienne Bovard, une dimension presque érotique: "Borgeau se saisit du sien avec une émotion indéfinissable, le soupèse, en caresse le fût de bois sombre. Depuis quand aussi a-t-il caressé autre chose que des reliures de livres, ou des galbes de verre à vin?".

Réduit national

Le duo Morisetti-Borgeau est donc emmené sur une affaire qui semble à première vue insignifiante. Et pourtant: quelque chose dans ces tirs titille l'inspecteur-chef, d'autant plus que Bonzon, de la police scientifique, émet l'hypothèse que l'arme pourrait être le fusil Tell 40, développé en 1940 sur la base du mousqueton, pour les tireurs d’élite de l'armée suisse. Mandat imposé au constructeur: "une tête à mille mètres". Il en a été fabriqué plus de 4000 dans le cadre de l'opération Hydra, qui devait permettre à la Suisse de faire passer un mauvais quart d'heure aux Allemands dans le cas d'une concrétisation de l'opération Tannenbaum, où Allemands et Italiens devaient envahir simultanément la Suisse.

Ceux qui ont connu la Mobilisation et qui venaient beaucoup ne sont plus là, et les autres s'intéressent de moins en moins a cette époque. C'est comme ça 

"Passé sous silence" est un roman du terroir, touffu mais incisif, drôle mais instructif, dont émane une véritable envie, de la part de son auteur, d'apporter une réflexion subtile et nuancée sur la position de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale. Un roman qui rend hommage à cette Suisse de la Mob, trop souvent ridiculisée par les plus jeunes générations. Un roman sur un monde qui disparaît, ou plutôt deux mondes qui n'arrivent plus à se rencontrer.

Ellen Ichters/olhor

Jacques-Etienne Bovard, "Passé sous silence", ed. Bernard Campiche, mars 2024.

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