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Quatre scènes cultes de l'émission "Apostrophes" de Bernard Pivot

Une photo prise le 16 mai 1975 dans les coulisses de l'émission "Apostrophes" à Paris montre la militante américaine des droits civiques et communiste Angela Davis en compagnie de l'animateur Bernard Pivot. [afp - Marcel BINH]
Une photo prise le 16 mai 1975 dans les coulisses de l'émission "Apostrophes" à Paris montre la militante américaine des droits civiques et communiste Angela Davis en compagnie de l'animateur Bernard Pivot.  - [afp - Marcel BINH]
Mort lundi à l'âge de 89 ans, Bernard Pivot, écrivain et journaliste français, restera surtout dans les mémoires pour "Apostrophes". Diffusée de 1975 à 1990, la célèbre émission d'Antenne 2 faisait entrer chaque vendredi soir la littérature dans les foyers, avec son lot de moments cultes et historiques. Retour sur quatre d'entre eux.

C'est une émission qui avait pour but de "faire lire les Français", de l'aveu même de Bernard Pivot. En quinze ans d'existence, "Apostrophes" a fait et défait les réputations chaque vendredi soir, durant une heure et dix minutes. Le concept de l'émission: cinq écrivains autour d'une table qui échangent leurs avis autour d'une thématique commune, tout en parlant de leurs écrits.

>> Revoir le reportage du 19h30 sur la mort de Bernard Pivot :

Le présentateur et écrivain Bernard Pivot, connu pour son émission "Apostrophes", est mort lundi à Neuilly-sur-Seine à l'âge de 89 ans
Le présentateur et écrivain Bernard Pivot, connu pour son émission "Apostrophes", est mort lundi à Neuilly-sur-Seine à l'âge de 89 ans / 19h30 / 2 min. / le 6 mai 2024

Très vite, le public répond présent. Entre 2,5 et 5 millions de téléspectateurs sont devant le poste chaque fin de semaine. Pour les écrivains, un passage à "Apostrophes" devient une consécration, car bien souvent, il stimule la vente de livres. Dans une interview accordée au Figaro en 2017, Bernard Pivot évoquait "l'influence" de son programme. "Je n’avais pas de pouvoir, mais de l’influence, oui. Et je préfère être un homme d’influence qu’un homme de pouvoir."

Controverses, humour, débats sérieux. L'émission mélangeait les genres avec une atmosphère parfois légère et à d'autres moments sulfureuse. Une combinaison qui a donné lieu à plusieurs moments cultes. Retour sur quatre d'entre eux.

LE DISSIDENT - avril 1975

Le 11 avril 1975, l'émission n'a que quelques mois quand elle accueille son premier grand écrivain étranger en la personne d'Alexandre Soljenitsyne.

L'auteur russe, dont c'est la première apparition à la télévision française, a sorti deux ans plus tôt son fameux "Archipel du Goulag", une oeuvre qui décrit son expérience du système concentrationnaire soviétique. Un livre qui a provoqué un an plus tard sa déchéance de citoyenneté et son expulsion du territoire de l'URSS.

Sur le plateau, Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, et Jean d'Ormesson, directeur général du Figaro, s'invectivent sous l'oeil amusé d'Alexandre Soljenitsyne, qui se fait souvent couper la parole.

Au cours de l'émission, l'auteur russe explique ses méthodes de travail, son expérience en URSS mais aussi sa critique d'un Occident trop opulent, alors qu'il est réfugié à Zurich.

"L'Occident est tellement plein de biens matériels qu'il les foule presque au pied et les hommes commencent à faiblir dans leur âme et dans leur esprit (...) je vis en Suisse et je n'ai vu aucun indigent (...) quand on compare un Suisse de conditions modestes avec un citoyen aisé en Union soviétique, il apparaît comme un millionnaire (...) les hommes ont perdu toute capacité de se restreindre", commente-t-il.

Un témoignage qui fera date alors que la Guerre froide est toujours en cours. Bernard Pivot rencontrera par la suite à plusieurs reprises le Prix Nobel de littérature 1970: en décembre 1983, pour une émission spéciale enregistrée dans le Vermont, aux Etats-Unis, où Alexandre Soljnetsyne a finalement émigré, puis en novembre 1998, à Moscou, où l'écrivain a pu rentrer après 20 ans d'exil.

LA REHABILITATION DE LOLITA - mai 1975

Un mois après Alexandre Soljenitsyne, Bernard Pivot réussit un autre coup de force le 30 mai 1975, en invitant sur son plateau Vladimir Nabokov, grand écrivain américain d'origine russe, connu essentiellement pour son roman "Lolita", publié en 1955.

Détestant improviser, le célèbre romancier demande des conditions pour son entretien, notamment de recevoir les questions à l'avance et d'avoir ses réponses écrites avec lui, ce que Bernard Pivot accepte. L'auteur exige également que son whisky soit dissimulé dans une théière, afin de ne pas donner le mauvais exemple.

Mais outre ces anecdotes, le passage de Vladimir Nabokov à "Apostrophes", dans un français presque parfait, est marqué d'entrée par la réhabilitation de Lolita, personnage éponyme de son roman.

Dans son ouvrage, Lolita, âgée de douze ans, a une liaison avec un homme d'âge mûr, Monsieur Humbert. Beaucoup de lecteurs y ont vu une "jeune fille aguicheuse" ou encore "perverse", des termes qui sont encore répétés dans l'émission par Bernard Pivot.

Mais l'interprétation est complètement erronée. Lolita est avant tout une victime, explique Vladimir Nabokov. "Lolita n'est pas une jeune fille perverse. C'est une pauvre enfant que l'on débauche (...) et dont les sens ne s'éveillent jamais sous les caresses de l'immonde Monsieur Humbert", explique-t-il.

LE BOXEUR - mars 1976

Bernard Pivot brise à nouveau les codes du genre le 5 mars 1976 en accueillant sur son plateau le boxeur Mohammed Ali, auréolé de multiples titres de champion du monde.

Fidèle à lui-même, Mohammed Ali porte le verbe dans "Apostrophes" comme sur le ring. Quand le journaliste Jean Cau lui demande si ses "fanfaronnades, jactances et insultes" avant un combat témoignent de sa peur, la réplique est limpide et politique.

"Vous, vous n'aimez pas beaucoup ce genre de fanfaronnades parce que vous vous dites: 'Quel est ce noir qui ouvre sa grande gueule, non nous ne lui avons jamais appris à se comporter de la sorte, nous avons fait des esclaves de gens comme cela. Nous n'avons jamais appris à ces gens-là d'être fiers!' Tous les mannequins sont des femmes blanches, on le sait bien, et Jésus-Christ, tout le monde est blanc, tout était blanc, alors quel est ce noir qui subitement se permet d'ouvrir sa grande gueule pour dire qu'il est le plus grand?! Alors ça, ça vous gêne!", tonne-t-il.

Une diatribe fulgurante qui restera comme l'un des moments forts des quinze ans d'émission.

LA FIN DE L'ILLUSION CHINOISE - mai 1983

Le vendredi 27 mai 1983, Bernard Pivot organise une émission d'Apostrophes intitulée "Les intellectuels face à l'histoire du communisme". Parmi les invités, Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, va crever l'écran.

Sinologue, Simon Leys a dénoncé depuis les années 70 dans plusieurs livres les exactions du maoïsme. Mais en Europe, il s'est heurté à un monde médiatique et intellectuel plutôt favorable à l'action du Grand Timonier. En 1983, la donne a toutefois changé. Les adeptes du petit livre rouge se font plus rares et il est temps de crever l'abcès.

Présente en plateau, Maria Antonietta Macciocchi, journaliste, écrivaine et militante féministe, est venue parler d'un nouveau livre, mais Simon Leys va réagir à une publication antérieure, un livre intitulé "De la Chine", publié en 1971 et très laudatif envers les politiques de Mao.

"Je pense que les idiots produisent des idioties, comme les pommiers produisent des pommes. C'est dans la nature des choses, c’est normal. Le problème est qu’il y ait des lecteurs pour les prendre au sérieux", commence-t-il.

>> Revoir dans Forum la réaction de François Jost à la mort de Bernard Pivot :

Le présentateur et écrivain Bernard Pivot est mort à 89 ans: hommage de François Jost
Le présentateur et écrivain Bernard Pivot est mort à 89 ans: hommage de François Jost / Forum / 4 min. / le 6 mai 2024

"'Ce qu'on peut dire de plus charitable sur l'ouvrage de Madame Macciocchi, c'est qu'il est d'une stupidité totale. Parce que si on ne l'accusait pas d'être stupide, il faudrait dire que c'est une escroquerie (...) Madame Macchiocchi voit le peuple chinois comme délivré de la condition humaine par Mao, comme une humanité sans péché. Elle constate avec émerveillement qu'en Chine, les ouvriers refusent des augmentations de salaire, estiment les organisations syndicales superflues et que les paysans pratiquent la philosophie", poursuit-il.

Un aveuglement coupable très loin de la réalité pour celui qui vivait à Hong Kong au moment de la Révolution culturelle. "J’avais la réalité féroce, la réalité atroce, de la terreur maoïste devant mes yeux. Les cadavres dérivaient au fil de l’eau (...) on avait sous les yeux l’immensité et l’évidence de cette terreur qu’a représentée le maoïsme et à côté de ça on voyait en Europe que vous décriviez un univers de fantaisie", conclut-il.

Une scène d'anthologie qui portera atteinte à la réputation de l'écrivaine. Après l'émission, les ventes de son livre s'écrouleront, dans ce qui restera selon Bernard Pivot, le seul cas de contre-performance commerciale provoqué par "Apostrophes".

Tristan Hertig

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