Dans un prologue aux accents volontaires, l'auteur exprime avec exigence son projet poétique:
Je veux une poésie qui s'écrive à hauteur d'hommes. Qui regarde le malheur dans les yeux et sache que dire la chute, c'est encore rester debout. Une poésie qui marche derrière la longue colonne des vaincus et qui porte en elle part égale de honte et de fraternité. Une poésie qui sache l'inégalité violente des hommes devant la voracité du malheur.
Cette exigence, Laurent Gaudé n'a cessé de la développer dans ses romans comme dans ses pièces de théâtre, moins connues. La guerre, la déchéance, l'exil, les flux migratoires, les catastrophes naturelles et leurs conséquences… tout cela est au cœur de son oeuvre. Car ce qui intéresse cet humaniste convaincu, ce sont les hommes et les femmes capables de rester debout face à la tragédie de la vie.
Un projet sans contrainte pour retracer l'exode
Pour la première fois, il réalise son projet en vers libres, libéré de toute contrainte narrative. Pour la première fois, il écrit à la première personne, en son nom, sans prêter sa voix à un personnage. Retraçant l'exode périlleux que certains des siens ont enduré sous l'Occupation, il conclut:
Je viens de cette foule de couvertures, de sacs, de valises mal fermées qui se pressent en direction d'Orléans où l'on sera accueilli par l'oncle et la tante.
(…)
Et il reste de ces vies un visage épais au nez de boxeur,
Et ce nom que je porte: Gaudé.
Huit poèmes, nés de différents voyages que l'auteur a faits au cours de ces dernières années. En Haïti, où il a séjourné après le séisme de 2010 auprès des milliers de réfugiés entassés dans des camps de fortune. Dans le Kurdistan irakien où une population meurtrie, chassée par des guerres fratricides, a trouvé refuge. Et plus près de nous, en France où des migrants continuent de s'entasser dans des camps insalubres, en attendant l'occasion de passer la Manche vers l'Angleterre.
Des poèmes comme paroles de dépit
Ci-gît la France qui n'a pas le courage de ses valeurs.
Ci-gît l'Europe et mon âme
D'avoir vu votre misère.
Ci-gît un peu de l'homme d'où qu'il soit,
Car en ces terres le mot "frère" a été oublié.
Et lorsque les pelleteuses auront fait place nette,
Lorsqu'elles auront piétiné ce que vous avez patiemment construit
Elles s'apercevront peut-être,
Mais trop tard,
Que ce sur quoi elles roulent,
Ce qu'elles tassent,
Et font disparaître,
C'est notre dignité.
C'est par ces vers que Gaudé conclut son poème "Notre-Dame-Des-Jungles" après s'être rendu dans le camp de Grande-Synthe, près de Dunkerque. Terrible diatribe envers les politiques européens si frileux lorsqu'il s'agit d'accueillir les migrants qui s'y pressent.
Ces mêmes paroles de dépit, l'auteur les a prêtées à la comédienne et réalisatrice Yolande Moreau. En 2016, celle-ci a réalisé pour la chaîne de télévision ARTE un documentaire très personnel tourné dans le camp de Grande-Synthe: "Nulle part, en France". "Ci-gît l'Europe, oui, si elle abandonne l'esprit pour embrasser la peur", déclare calmement Yolande Moreau sur ses images, inspirée par le souffle lyrique de Gaudé.
Europe décevante, mais aussi Europe rêvée
Dans le poème qui a donné son nom au recueil, "De sang et de lumière", l'auteur se prend à rêver d'une autre Europe, généreuse et fidèle aux idéaux des pères fondateurs:
Je suis fils de Monnet, Schuman et Spaak.
L'Europe pour en finir avec un patriotisme aux mains rouges.
Pour conclure son recueil, Laurent Gaudé adresse à son lecteur "Le Serment de Paris" signé après les attentats de 2015. Des vers à la fois graves et pleins de verve pour répondre à la folie meurtrière des fous de dieu.
Nous resterons athées,
Pour longtemps encore,
Debout,
Poitrine nue
Et sourire de jouvence.
A la terrasse de nos cafés,
Nous en avons fait le serment:
Nous serons sensualité et libre pensée.
Nous serons rires réfractaires et gourmande liberté.
Un serment à renouveler, une fois encore, après l'attentat de Manchester…
Jean-Marie Félix/ld