Les éditions d'autre part (observez les minuscules) publient depuis vingt ans des auteurs du cru. Ils sont environ septante à figurer dans un catalogue riche et divers. Des écrivains que l'éditeur qualifie volontiers de "terriens, calcaires et moussus, pieds au sol plutôt que tête dans les nuages". Le Jurassien François Beuchat - graphomane qui a déjà noirci 21'000 pages manuscrites de ses proses poétiques - est sans doute représentatif de cette ligne éditoriale située dans les marges.
En cette année anniversaire, Pascal Rebetez s'autoédite avec la bonhomie qu'on lui connaît. "Poids lourd", un petit livre fidèle à la ligne graphique des éditions: brièveté, petit format et caractères minuscules de rigueur.
C'est en Australie de l'ouest, à Perth, sur la balance de mon frère que s'enregistre l'énormité: 93 kilos et 300 grammes.
Le poids des années et des kilos
La première phrase de "Poids lourd" donne la mesure des pages suivantes. Lors d'un séjour en Australie, là où vit son frère pâtissier, l'auteur réalise qu'il a passé le palier symbolique des 90 kilos peu après avoir franchi le seuil des 60 ans. Aux kilos superflus, s'ajoute le poids des années. Comme une double peine, comme une déflagration. S'ensuit un périple entre la côte Est du continent australien et le Nord, entre Brisbane et Cairns. Sur les routes rectilignes limitées à 100 km/h, la pensée vagabonde. S'impose alors au voyageur le souvenir de ses grands-pères, "les gros de son enfance", remarque-t-il. Lui qui, à son tour, est devenu grand-père. Et ce constat: "De dieu, j’en suis aussi!".
On ne choisit pas ses grands-parents, mais on finit par leur ressembler et un jour, leurs chants, leurs grimaces, leur démarche, on se les incorpore parce qu'on les sait depuis dix mille ans; on connaît la posture et la tessiture, on imite afin que nos descendants à leur tour sachent et s'imprègnent de toute cette culture qui les attend au rebours de l'âge.
Souvenirs de voyage et périple intérieur
Pascal Rebetez est certes un bon vivant, amateur de bons vins et de bons mots, sachant manier le second degré comme pas deux. Mais sous le vernis poli de l'autodérision, apparaît une profonde mélancolie. Entre deux souvenirs heureux de voyages antérieurs, l'auteur entame un périple intérieur en se heurtant virage après virage à la certitude d'une conclusion brutale.
C'est seul qu'on trouve, puisque tout est en soi: l'âme et la graisse, le passé et la finitude, le voyage et la réclusion.
Sur le thème de notre condition humaine et ses multiples variations, Rebetez boucle la boucle par une mission qu'il s’est assignée: apporter à sa vieille mère nonagénaire des pâtisseries confectionnées par son frère, aux antipodes. Image tendre et sucrée qui précède une visite aux ancêtres, dans le cimetière du village. "Ajouter un peu d’amertume dans le mille-feuilles de la vie", c'est ainsi que le Jurassien décrit son bref retour au village de l’enfance, après l'Australie.
Et lorsqu'on lui demande s'il compte fêter dignement le vingtième anniversaire de sa maison d'édition, il botte en touche en affirmant dans un éclat de rire: "Nous faisons la fête à chaque sortie d’ouvrage, c'est dire que nous avons déjà fait une centaine de fêtes. Et nous allons continuer…"
Jean-Marie Félix/ld
"Poids lourd" de Pascal Rebetez, éditions d'autre part.