C’est une oasis de verdure et de calme située en plein cœur de la ville de Genève, juste derrière la gare Cornavin. À l’Est et au Sud, le coude de la rue des Gares la démarque du reste du monde. On l’appelle l’Îlot 13.
Quelques pâtés de maisons préservés de la densification urbaine d’après-guerre. Lieu de marginalité, de culture alternative et laboratoire social issu de la grande époque des squats. C’est là, dans une bâtisse appuyée au passé, que vit Claude Tabarini, poète, musicien de jazz et photographe.
Depuis la cour où les bruits de la ville sont étouffés, on y accède par un escalier de bois raide et sans main courante. Cela fait près d’un demi-siècle que l’artiste vit dans cet antre. Quarante-cinq ans d’accumulations y sont présents. Les murs, le plancher, les meubles, tout est recouvert d’objets personnels, des livres surtout, des disques vinyle et compacts. Et derrière le poêle scandinave, en bonne place se tient une batterie sur laquelle l’artiste joue régulièrement entouré d’amis musiciens.
De l’Îlot 13 je suis le roi. Cela il ne viendrait à l’esprit de personne de le contester. Car c’est une royauté faite de constante abdication. (…) La maison que j’occupe, tout en n’en étant nullement propriétaire, située comme il se doit à l’exact centre du royaume, porte mon nom, tel un lieu-dit des lointaines vallées, et l’on ne saurait trouver un seul habitant des îles Fidji qui ne la connaisse, ne serait-ce que par ou ouï-dire.
Saisir l'esprit du lieu
L’îlot 13, petite île urbaine appartenant à l’archipel des Grottes. Cet ensemble de rues et de squares si cher au cœur des Genevois. Sur le mode débonnaire y cohabitent quelques artisans et artistes en savoir-vivre. Parmi eux, des musiciens proches de Claude Tabarini, batteur de son état, cofondateur de la célèbre AMR, Association pour l’encouragement de la musique improvisée.
C’est si beau le quartier des Grottes, on en pourrait pleurer. Ici l’on se tient sur le moyeu de la roue, en haut ou en bas de la pente, arrimé à une simple chaise devant une simple table, se foutant du tao plus que de l’an quarante, et tout autour le monde tourne, avec ses crimes, ses inventions. À peine une poignée de rues pareille à un bouquet des champs.
En une ou deux formules syncopées, le poète parvient à saisir l’esprit du lieu, à lui restituer sa dimension poétique en le fixant sur la page. Avec toujours en sous-texte une petite musique tendre teintée d’ironie. Poète, musicien et aussi photographe, adepte de l’instantané et de l’improvisation, Claude Tabarini possède l’œil de "l’invisible espion de la poésie", capable de capter ce qui échappe au premier regard, de condenser l’hors-champ. Son ambition littéraire: rendre la légende aux êtres et aux choses, les sauver de l’oubli.
"Rue des Gares", "Îlot 13", "Bains des Pâquis", "Le Grand-Pré", "Rue de la Truite", les entrées de cet abécédaire genevois révèlent un goût affirmé pour les lieux populaires, tous liés au passé composite du poète. "Il n'y a pas si longtemps que les morts sont morts, et tous les temps que l'on dit passés", écrit Claude Tabarini.
Mais on y trouve aussi un regard amusé sur des lieux moins accessibles, réservés à l’élite de la vieille Genève.
La rue des Granges est un chef-d’œuvre comparable à ces innombrables lieux du monde qualifiés de merveilles. De toutes les citadelles peut-être la plus imprenable par l’unique grâce du refus que prononcent en silence ses patriciennes portes.
Hommage à Georges Haldas
Des lieux aimés certes, mais aussi des personnages de légende habitent les petites proses poétiques de Tabarini. Dans la liste des entrées, se faufile un autre veilleur et arpenteur de la ville de Genève, Georges Haldas. "C'est à cet homme que je suis redevable de mon soupçon d'existence dans le monde de la littérature", écrit-il.
C’était à la fin des années 1970. Haldas dirigeait une collection aux éditions L’Âge d’Homme. Reconnaissant en Tabarini un jeune compagnon en état de poésie, l’aîné a révélé au public une écriture fragmentaire riche et généreuse. Ainsi, il a publié le recueil initial: "L’Oiseau, l’Ours et le Ciel".
Trente-sept ans plus tard, Claude Tabarini a gagné un "soupçon d’existence" littéraire supplémentaire grâce à la prestigieuse distinction qu’est le Prix Michel-Dentan. C’est avec une émotion amusée qu’il évoque la cérémonie officielle de remise du prix où une laudatio fut prononcée devant témoins. Une mise en lumière nouvelle pour cet habitué des marges ombragées...
Jean-Marie Félix/aq
>>À lire: Claude Tabarini, "Rue des Gares et autres lieux rêvés", Éditions Héros-Limite