A l’origine, il y avait une nouvelle publiée en 2012. La narratrice, une jeune retraitée, imagine l'histoire douloureuse d’une caissière croisée chaque semaine dans une supermarché parisien. Histoire aussi d’un homme sombre qui, avec obstination, passe par la caisse de Gordana le vendredi à heure précise.
"Gordana", une histoire d’amour qui n'aura pas lieu au Franprix de la rue du Rendez-Vous à Paris, est largement construite sur l’imaginaire indomptable de la narratrice.
Transformer des vies en personnages de romans
Cinq ans plus tard, Marie-Hélène Lafon étire sa nouvelle originelle pour en faire un roman. Le profil de chaque personnage - deux femmes et un homme - s’y précise et dessine un paysage urbain où les solitudes se côtoient. La caissière et l'homme sombre s’effacent peu à peu pour donner corps à une regardeuse transformant les vies ordinaires en personnages romanesques.
On fait les livres qu’on peut; roman nouvelles nouvelles roman, et d’autres formes qui s’inventent et n’auraient pas de nom. Je suis à l’établi depuis près de vingt ans et n’ai à peu près rien appris d’autre que ça. Toujours du texte fermente et travaille à l’intérieur de moi, sous ma peau, dans ma viande, derrière mes yeux.
Toute la poétique de Marie-Hélène Lafon réside dans ces lignes. Elle qui régulièrement éprouve la nécessité de s’expliquer sur ce qu'elle nomme ses chantiers littéraires. Pour l'écrivaine, une œuvre publiée n’est jamais achevée et peut trouver une nouvelle vie sous une autre forme. Une autre manière pour une même matière. C’est ainsi que "Gordana" est devenu "Nos vies" en déplaçant le centre de gravité sur le personnage de la narratrice, Jeanne Santoire.
Une langue qui éblouit
Jeanne est un personnage proche de tous ceux qui habitent les textes de Marie-Hélène Lafon. Une enfance passée dans un village du centre de la France, une montée à Paris pour y entreprendre des études et s’y inventer une vie. Une vie modeste, "minuscule " aurait dit Pierre Michon dont l'auteure se réclame volontiers.
Mais, au-delà de la magnifique humanité qui traverse ses personnages, c’est la langue de l’écrivaine qui éblouit le lecteur. Une langue organique où chaque mot succède à un autre pour préciser une pensée complexe. Langue parfois rêche, dont la rigueur millimétrée est capable de faire surgir des images d’une poésie éblouissante.
Ainsi, dans les premières pages de "Nos vies", cette description fellinienne des seins de Gordana, la caissière du Franprix:
Les seins de Gordana ne pardonnent pas, ils dépassent la mesure, franchissent les limites, ne nous épargnent pas, ne nous épargnent rien, ne ménagent personne, heurtent les sensibilités des spectateurs, sèment la zizanie, n’ont aucun respect ni aucune éducation. Ils ne souffrent ni dissidence ni résistance. Ils vous ôtent toute contenance.
Jean-Marie Felix/mh
Marie-Hélène Lafon, "Nos vies", éditions Buchet-Chastel, 2017