Prix Goncourt, ses couacs, ses polémiques, ses scandales
- Le prestigieux prix littéraire 2018 a été décerné le 7 novembre à Nicolas Mathieu pour "Leurs enfants après eux" (Ed. Actes Sud). Créé par le testament d'Edmond de Goncourt en 1892, il a été décerné pour la première fois en 1903. Le prix assure à ses récipiendaires un fort tirage et une notoriété importante.
- En plus de 100 ans, le Goncourt a connu quelques couacs mémorables, suscité de nombreuses polémiques, soulevé quelques indignations ou des joies profondes et a été le théâtre de quelques mini-scandales. Tous ces aléas font partie de la légende.
- Marguerite Yourcenar, Apollinaire ou Colette sont parmi les oubliés de cette Académie de "gendelettres" comme le disait Céline, qui n'a jamais été primé. Malgré ses ratés, le Goncourt reste un rendez-vous important de la vie littéraire. Il fait vendre et fait lire. Qui dit mieux?
Proposition et texte: Marie-Claude Martin.
1919 - Proust élu contre Dorgelès
Le mondain contre le combattant
La littérature doit-elle rendre compte du monde et de ses horreurs ou est-elle au dessus de l'actualité, aussi tragique soit-elle? C'est la question que se posent les jurés du Goncourt en 1919, alors que la guerre vient de se terminer.
D'un côté, Roland Dorgelès, journaliste engagé volontaire qui commence à écrire "Les Croix de Bois", en 1918, à partir de notes prises sur le vif et de la correspondance adressée à sa maîtresse et à sa mère. Ce roman pacifiste décrit le quotidien des poilus. C'est son chef-d'oeuvre.
De l'autre, Marcel Proust qui poursuit obstinément sa recherche et qui vient de publier "A l'ombre des jeunes filles en fleurs" chez Gallimard. L'écrivain, déjà malade mais toujours mondain, a beaucoup oeuvré pour l'obtenir.
Place aux vieux
Par six voix contre quatre, Marcel Proust remporte le prix.
L'affaire déchaîne la presse de gauche qui titre "Place aux vieux!" (Proust a 48 ans) et qui aurait préféré célébrer un combattant plutôt qu'un "écrivain aussi hermétique que Mallarmé". D'autant que le lauréat doit beaucoup à son principal soutien, Léon Daudet, figure très controversée, monarchiste, antidreyfusard et figure de l'Action française, mais formidable découvreur de talents. L'histoire donnera raison à ses choix esthétiques et littéraires.
Roland Dorgelès obtient néanmoins le prix Femina et deviendra plus tard membre de l'Académie Goncourt.
M. Roland Dorgelès a, sans doute, beaucoup de talent; il sait peindre et animer, il est coloriste, il a de la verve et de l'humeur, de l'âpreté, de la crudité, le don du rire et le don des larmes.
1947 - L'affaire Guitry
Un vrai faux Goncourt
En 1939 Sacha Guitry est élu membre de l'Académie Goncourt. Il en sortira en 1948. Son arrestation à la Libération pour "intelligence avec l'ennemi", puis son non-lieu en 1947, ne sont pas la cause directe du scandale.
Ce qui déclenche les hostilités avec le Goncourt, c'est le refus de Sacha Guitry et de son ami René Benjamin, d'entériner l'élection de l'écrivain André Billy, irréprochable pendant la guerre et qui a souvent éreinté Guitry dans ses écrits. En 1944, le Comité national des écrivains, organe de la Résistance littéraire créé en 1941 sur l'instance du Parti Communiste, exclut donc les deux "dissidents".
Ridiculiser l'Académie
L'ambiance est tendue. Par provocation, Guitry et Benjamin lancent un prix parallèle en 1947, "le prix Goncourt hors Goncourt", même date, même bandeau rouge, même graphie. Ils priment "Salut au Kentucky" de Kléber Haedens, alors que l'Académie sacre Jean-Louis Curtis.
Cette "plaisanterie" coûtera tout de même 700'000 francs de dommages et intérêts à Guitry qui, par mesure de rétorsion, retira de son testament l'Académie Goncourt à qui, dans un premier temps, il avait légué son appartement et tous ses biens.
1951 - Le refus de Julien Gracq
Orgueil ou préjugé?
Refuser un prix, est-ce de l'orgueil ou de l'intégrité? Probablement les deux. L'affaire Julien Gracq l'illustre à merveille.
Avant même d'être cité pour le Goncourt, l'auteur du "Rivage des Syrtes" fait publiquement savoir qu'il refusera le prix. Il vient d'écrire "La littérature à l'estomac", un pamphlet dans lequel il regrette qu'on s'intéresse plus à l'auteur qu'à ses livres et qui dénonce les préjugés de la critique.
Mais l'Académie le prime quand même. Parce que c'est le meilleur roman de l'année, mais aussi pour mettre dans l'embarras celui qui ne cesse de dénoncer l'incompétence des jurys littéraires.
C'est d'ailleurs le malicieux Raymond Queneau qui l'annonce aux journalistes réunis au restaurant Drouant:
Le prix est décerné au "Ravage" de Sartre, par Julien Green!
Stupeur des journalistes...
Oh! pardon: au "Rivage des Syrtes", de Julien Gracq!
Pris au piège
Julien Gracq, devenu un véritable people en 24 heures, campe sur ses positions, tandis que son éditeur José Corti, refuse d'habiller les volumes du "Rivage des Syrtes" de la traditionnelle bande "Prix Goncourt".
Quelques 110'000 exemplaires du roman seront vendus la première année et seulement 175 la deuxième. De quoi conforter l'opinion de Gracq: cette contre-performance est bien la confirmation du caractère artificiel des prix!
Accepter le prix mais pas le tralala
Autre grande boudeuse, Simone de Beauvoir. Certaine d'obtenir le Goncourt en 1943 pour "L'Invitée" - elle s'était même acheté une robe pour l'occasion - elle se voit préférer in fine Marius Grout, tombé dans l'oubli depuis. Alors quand le jury se décide à la consacrer en 1954 pour "Les Mandarins", Simone de Beauvoir accepte le prix mais refuse d'aller le chercher et de se prêter au jeu des médias.
Décerné mais pas attribué
En 1960, l'Académie est confrontée à un autre cas de figure. Elle décernera son prix mais ne l'attribuera pas. Objet de la polémique, l'auteur de "Dieu est né en exil", l’écrivain roumain d’expression française Vintila Horia quise révèle être un exilé anti-communiste et pronazi. Dans une volonté d'apaisement, l'auteur y renoncera et ne fera plus jamais parler de lui.
1975 - L'affaire Ajar
La mystification littéraire
C'est la plus belle imposture de l'histoire des Goncourt et peut-être même de la littérature. En 1975, l'Académie prime "La Vie devant soi" d'Emile Ajar. Mais qui est cet auteur? Pendant plusieurs années, c'est un des neveux de Romain Gary, Paul Pavlowitch, qui joue le rôle de l'heureux lauréat auprès des éditeurs et des médias, dont un mémorable "Apostrophes" en juillet 1981.
La supercherie ne sera révélée que cinq ans plus tard dans "Vie et mort d'Emile Ajar", signé Romain Gary qui pousse très loin le raffinement de sa propre mise en scène.
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Son manuscrit-confession est envoyé chez l'éditeur le 30 novembre 1980 et publié le 2 décembre, soit le lendemain de son suicide. La dernière phrase du livre?
Je me suis bien amusé. Au revoir et merci.
C'est ainsi qu'il est le seul écrivain à avoir obtenu deux fois le prix Goncourt, ce qu'interdit le règlement. La première fois, c'était en 1956 pour "Les Racines du ciel", roman symphonique et visionnaire.
1984 - Et Duras est arrivée...
La revanche des femmes
L'Académie Goncourt a souvent "oublié" les femmes. Marguerite Yourcenar, Françoise Sagan, Nathalie Sarraute, Violette Leduc, Amélie Nothomb, Albertine Sarrazin ou Colette n'ont jamais été primées, même si cette dernière a été élue à l'unanimité en 1945 pour siéger à l'Académie, avant de la présider de 1949 jusqu'à sa mort en 1954.
Avant elle, Judith Gautier fut la première femme à entrer à l'Académie, en 1910. Orientaliste chevronnée, amie des avant-gardes littéraires et wagnérienne accomplie, elle remplace Jules Renard qui disait d'elle:
C'est une vieille outre noire, mauvaise et fielleuse, couronnée de roses comme une vache de concours.
La première lauréate
Bref, pour en finir avec son image de vieux macho et lancer un message à la Résistance, l'Académie Goncourt prime en 1944 Elsa Triolet pour "Le premier accroc coûte 200 francs".
Le perfide Léautaud n'est pas tendre avec elle: "Les Goncourt ont fait coup triple: la dame Triolet est russe, juive et communiste. C'est un prix cousu de fil rouge".
Alors, en 1984, quand Marguerite Duras est sur la liste avec "L'Amant", qui plus est avec une maison d'édition qui n'a jamais été primée (Minuit), le jury n'hésite pas.
Voilà un prix qui fait oublier les ratages du Goncourt; qui célèbre une femme devenue populaire, notamment grâce à son passage chez Bernard Pivot; qui répare une occasion manquée (Duras était sur la liste en 1950 avec "Un Barrage contre le Pacifique") et qui prime un roman déjà plébiscité par le public.
"L'Amant" reste à ce jour le plus gros succès commercial des Goncourt et des éditions de Minuit.
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L'entretien de la mort qui tue
interview exclusive et posthume de #MargueriteDuras qui disparaissait il y a 20 ans! 17h30 aujourd'hui dans Vertigo
En 2002, le jury du Goncourt surprend avec un choix à la fois audacieux et très exigeant. Il prime "Les ombres errantes" de Pascal Quignard, premier tome d'un ensemble qui s'annonce infini intitulé, "Le Dernier Royaume". Ce n'est ni un essai, ni un roman, pas d'avantage une autobiographie, et pas non plus de la poésie. On peut penser à Montaigne ou Pascal.
Un juré qui se désolidarise de ses pairs
Pour Pascal Quignard, "c'est une joie inespérée". Pour Jorge Semprun, c'est une totale imposture. Il se désolidarise de ses collègues et fait savoir sa colère devant les médias.
Le problème, c'est que ce livre n'ouvre aucune voie littéraire nouvelle. (...) Tout cela est finalement très parisien, très parisianiste, chic et chiqué.
Pourquoi une telle colère? Elle remonte à une vieille querelle politique.
Pascal Quignard était proche d'un petit groupe réunissant Marguerite Duras, Dyonis Mascolo, Louis-René des Forêts, Claude Roy et Pierre Antelme, des intellectuels de gauche, au mode de vie plutôt libertaire. Or, ce petit groupe s'était juré de ne plus jamais serrer la main de Jorge Semprun, à l'origine de leur exclusion du Parti communiste.
Quignard, bien plus jeune que ses aînés, l'avait peut-être oublié. Pas Jorge Semprun.
C'est la réunion de l'offre et de la demande. L'Académie a des problèmes d'image, Michel Houellebecq aussi. On juge la première académique et le second ingérable. Ensemble, ils optimisent leur potentiel. Lui a besoin d'accéder à de meilleures ventes, les dix jurés ont besoin d'effacer leur traumatisme historique: avoir raté "Le Voyage au bout de la nuit" de Céline.
En 1998 et 2005 déjà
Car Michel Houellebecq a déjà été recalé deux fois. En 1998 pour "Les Particules élémentaires"; la seconde pour "La possibilité d'une île" en 2005.
En 2010, l'Académie a compris la leçon. D'autant qu'elle s'est dotée d'un nouveau règlement. Ses membres ne peuvent exercer au-delà de 80 ans, ne doivent pas être rémunérés par des maisons d'édition et sont tenus à assister aux réunions annuelles.
Critique unanime
"La Carte et le territoire", roman où l'écrivain se met en scène dans un grand éclat de rire, teinté de mélancolie, "vitrifie" la rentrée littéraire, c'est-à-dire qu'elle écrase tous ses concurrents. La critique est également unanime. Seul bémol dans ce concert de louanges, Tahar Ben Jelloun juré du Goncourt qui, dans une tribune du quotidien italien "La Repubblica", démolit minutieusement le livre.
Record de vitesse
Bref, tout est là pour que le miracle se produise. Le suspense est de courte durée: Michel Houellebecq est élu en 1 minute et 29 secondes exactement!
Et l'heureux lauréat, le solitaire à tendance misanthrope, provoque une émeute à son arrivée à Drouant, presque comme une star de rock. Le Goncourt, c'est sûr, a bien rajeuni.
Crédits
Proposition et textes: Marie-Claude Martin
Un grand format réalisé avec la collaboration de l'équipe de RTS Archives
Réalisation web: Mélissa Härtel et Miruna Coca-Cozma