Le Goncourt suisse prime cette année la jeunesse. Alice Zeniter n'a que 31 ans. "L'Art de perdre", paru aux éditions Flammarion, est son cinquième roman. Le livre a déjà reçu le prix Landerneau des lecteurs, des libraires de Nancy et le prix littéraire du journal "Le Monde". Cette saga familiale qui va d'Algérie en France, via trois générations, enchante par son souffle, sa proximité avec les personnages et ses différents points de vue sur l'identité, la liberté et la transmission.
Très visuel
Le jury récompense surtout un grand roman familial, une épopée de la migration sur soixante ans, foisonnante et documentée, intime et pleine de souffle, qui interroge les questions d'identité, de transmission, de culture, de sentiment de honte, d'indépendance des peuples et de soi. Cela pourrait être abstrait, mais Alice Zeniter sait incarner chacun de ces thèmes par des personnages habités et mettre en scène ses situations avec un regard de cinéaste.
Les harkis ont leur récit
"L'Art de perdre", c'est un roman qui croit au pouvoir de la fiction comme moteur de la connaissance et de la reconnaissance, en l'occurrence celle des harkis, ces oubliés de l'Histoire, méprisés des Algériens, abandonnés des Français.
L’Algérie les appellera des rats. Des traîtres. Des chiens. Des terroristes. Des apostats. Des bandits. Des impurs. La France ne les appellera pas, ou si peu. Se coud la bouche en entourant de barbelés les camps d’accueil.
Tout commence avec Ali, un paysan devenu riche à la faveur d'un hasard. Chef du village, patriarche écouté, soldat décoré revenu de Monte Cassino, il croit au destin, au mektoub, le fameux "c'était écrit". Il sera pourtant confronté à des choix, ou plutôt à des non-choix, qui le classeront ennemi du FLN. Menacé de mort, Ali quitte l'Algérie avec toute sa famille. Ils se retrouvent au camp de Rivesaltes, là où la France parque ceux dont elle ne sait que faire.
Plus tard, quand ce géant à la tête de lune aura perdu toute fierté et utilité dans un monde qui lui demeure étranger, il retrouvera un ancien du village qui lui demandera pourquoi il était contre l'indépendance. Ali aura alors un sursaut:
Contre l'indépendance? "Ya Hamar", mais qui était contre l'indépendance? Ca fait dix ans que je vis parqué avec des harkis et je n'en ai pas trouvé un pour me dire qu'il était contre l'indépendance! C'est ça que tu racontais quand tu tuais pour le FLN? Que ces gens étaient contre l'indépendance?
Oublier l'Algérie
La deuxième partie du livre s'attache à un de ses fils, Hamid, qui décide d'oublier son enfance pour mieux s'intégrer dans une France en pleine révolte estudiantine. Les livres seront son carburant, sa fierté, sa rupture avec une famille qui lui fait honte. Mais de sa vie d'avant, il ne dira rien, même à sa femme.
Enfin, troisième point de vue de ce roman pluriel, Naïma, fille de Hamid et petite-fille d'Ali, qui ne connaît de l'Algérie que des recettes de cuisine ou d'henné et l'appartement de sa grand-mère, Yema, qui n'a jamais appris le français, trop occupée à élever ses dix enfants.
Harki, c'est quoi?
Pendant plus de trente ans, l'histoire de sa famille n'a jamais manqué à cette Parisienne qui travaille pour une galerie d'art. Mais sous la pression d'une France qui se crispe sur les questions identitaires "Dis-moi d'où tu viens et je te dirai qui tu es", elle se découvre harki, sans savoir ce que ce mot veut dire. Elle ira d'abord vers le dictionnaire, sera agacée par sa définition, qui est moins une information qu'une assignation. Comme si être harki, une fonction à un moment donné de l'histoire, était une affaire génétique.
Harki, n. et adj: membre de la famille d'un harki ou descendant d'un harki.
La jeune femme commence alors une enquête - qui se confond avec celle d'Alice Zeniter, elle aussi petite-fille de harki - où la terre de ses ancêtres prendra forme peu à peu.
C'est à la fois l'Algérie de sa famille, celle des livres d'histoires et des traités internationaux, mais c'est surtout son Algérie à elle, une terre qui recèle les silences de sa famille et qu'elle s'emploie à combler, par l'imagination autant que par les faits, pour rendre hommage à ses héros sans qualité qui se sont toujours retrouvés du mauvais côté de l'Histoire: le fameux art de perdre du titre.
Une Algérie qui l'attache mais ne la fixe pas, tant le monde est en mouvement et les identités fluctuantes. Inutile de chercher les racines du brouillard, dit un proverbe berbère.
Comme un chant
L'Algérie d'Alice Zeniter, c'est surtout une formidable terre romanesque qui lui permet d'enclencher sa machine littéraire de 500 pages, qui comprend aussi son making off, comme si tout travail de mémoire était un work in progress.
Rien n'est sûr tant qu'on est vivant, tout peut encore se jouer, mais une fois qu'on est mort, le récit est figé et c'est celui qui a tué qui décide.
Le roman est très visuel et pictural, on l'a dit, mais il s'écoute aussi comme un chant ou un conte, comme si la part d'oralité du grand-père avait trouvé à se faufiler dans cette écriture foisonnante, et accessible à tous.
Marie-Claude Martin
Le poème d'Elisabeth Bishop qui a inspiré le titre
Dans l'art de perdre il n'est pas dur de passer maître,
tant de choses semblent si pleines d'envie
d'être perdues que leur perte n'est pas un désastre.
Perds chaque chose quelque chose. L'affolement de perdre
tes clés, accepte-le, et l'heure gâchée qui suit.
Dans l'art de perdre il n'est pas dur de passer maître.
Puis entraîne-toi, va plus vite, il faut étendre
tes pertes: aux endroits, aux noms, au lieu où tu fis
le projet d'aller. Rien là qui soit un désastre.
J'ai perdu la montre de ma mère. La dernière
ou l'avant-dernière de trois maisons aimées: partie?
Dans l'art de perdre il n'est pas dur de passer maître.
J'ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vastes,
des royaumes que j'avais, deux rivières, tout un pays.
Ils me manquent, mais il n'y eut pas là de désastre.