Finalement, rien que de très banal: le grand capital qui soutient les dirigeants d’un parti politique à la recherche de financements. Mais voilà, nous sommes le 20 février 1933 et la levée de fonds, organisée par Goering, a pour but de nourrir la campagne électorale du parti nazi. Le livre d'Eric Vuillard s'ouvre sur cette réunion secrète.
Vingt-quatre capitaines d’industrie, les Krupp, von Opel et consort, rencontrent Hitler et l’écoutent. Tout sourire. Cette journée, et quelques autres, l’écrivain les saisit d'un regard neuf et dessine les contours d’une compromission qui a favorisé l'accession du Führer au pouvoir.
On ne tombe jamais deux fois dans le même abîme. Mais on tombe toujours de la même manière, dans un mélange de ridicule et d’effroi.
Petits gestes et grandes manoeuvres
Eric Vuillard traque les détails. Un mot, une attitude, un battement de veine, il nous oblige à repenser l'histoire et à réfléchir au présent. Car les grands noms de l'industrie et de la finance qui participent à l'ascension d'Hitler sont ceux qui nous gouvernent encore. Petits gestes et grandes manœuvres, Vuillard n'écrit pas hors du temps et songe que rien n'est inéluctable. Sa plume décape les images qui servent de socle à notre mémoire collective.
Il ne s’agit pas de raconter une fois encore la guerre et l'Holocauste, mais de pointer les responsabilités, lâchetés des uns, cynisme des autres. Vuillard les regarde de près, hume l’odeur des cigares, touche l'étoffe des costumes trois pièces, compte les plis des pantalons à pince.
Tel est l'art du récit que rien n'est innocent.
Un montage efficace
A peine 150 pages pour faire surgir d’autres vérités. La plume est précise, soigne le langage, ménage l’ellipse - Vuillard sait que nous savons - capte des scènes et les assemble dans un montage efficace. Le 12 février 1938 au Berghof, Hitler piétine le chancelier autrichien Schuschnigg, un "petit dictateur" que l’on découvre mou, apeuré, bredouillant, loin de la photo officielle.
La séquence du déjeuner londonien offert par Chamberlain au ministre von Ribbentrop en présence de Churchill, au moment pile de l’Anschluss, n’est pas moins tristement grotesque. Et l’on atteint des sommets avec l’entrée des soldats en Autriche, le 12 mars. Une annexion, mais l'armée de la Wehrmacht, impréparée, ne ressemble à rien, les tanks tombent en panne et bloquent la route. Gesticulations. L'histoire est un spectacle selon Vuillard, Charlie Chaplin aurait apprécié.
Tragique à toutes les pages
Ironie, humour noir mais le tragique est à toutes les pages. Juste avant l’Anschluss, on dénombre 1700 suicides en une semaine et le drame ne s’arrête pas là. Eric Vuillard détaille les nécrologies de quatre juifs, il faut incarner les morts et préciser les causes: "Ce n’est pas un désespoir intime qui les a ravagés. Leur douleur est une chose collective. Et leur suicide le crime d’un autre".
Fin du récit. Eric Vuillard revient au tout début de cette histoire et observe les vingt-quatre: "On dirait n'importe quelle réunion de chefs d’entreprise. Regardons-les attendre, le 20 février, posément, raisonnablement, tandis que le diable passe juste derrière eux, sur la pointe des pieds. Ils bavardent."
Anik Schuin/mh
Le Renaudot à Olivier Guez
Le prix Renaudot a été attribué à Olivier Guez pour "La disparition de Josef Mengele". Ce roman raconte les dernières années du médecin tortionnaire d'Auschwitz, Josef Mengele.
Pour parler du docteur Mengele, un "sale type", connu pour ses expériences sur les jumeaux qu'il sélectionnait sur la rampe des chambres à gaz, "il n'était pas question de faire de la métaphore", confiait récemment l'écrivain et scénariste âgé de 43 ans.
Trois ans d'écriture et de recherches, notamment au Brésil - où Guez a retrouvé la ferme où Mengele s'était terré -, ont été nécessaires pour aboutir à "La disparition de Josef Mengele". (afp)
Olivier Guez, qui succède à Yasmina Reza, s'est imposé après six tours de scrutin.