Difficile de douter de la culpabilité d’Henri Girard, jeune homme de bonne famille qu’on retrouve dans le château de sa tante, un matin d’octobre 1941, à côté des corps de son père, de sa tante et de la domestique massacrés à coups de serpe.
D’abord le lieu du crime, où tous quatre avaient passé la nuit, était hermétiquement fermé, ensuite le jeune Henri - qui avait emprunté la serpe aux métayers du domaine deux jours avant les faits - était connu pour ses sautes d’humeur et ses folles dépenses. Il sera pourtant acquitté après les délibérations éclair d’un jury complètement retourné par le grand avocat parisien Maurice Garçon, vieil ami du père trucidé.
Une deuxième vie
Quand s’ouvre enfin le retentissant et fumeux "procès d’Escoire" (du nom du château proche de Périgueux où ont eu lieu les trois homicides), le suspect aura passé dix-neuf mois en prison, une épreuve qui l’a définitivement transformé: c’est un homme amer et physiquement délabré qui sera libéré en mars 1943.
Dénoncer l'hypocrisie
Henri Girard dilapide en quelques années l’héritage familial, quitte la France en 1947 pour le Venezuela et sillonne l’Amérique latine pendant trois ans avant de revenir en 1950 sous le pseudonyme de Georges Arnaud, le nom de jeune fille de sa mère, morte quand il était enfant.
C’est à lui qu’on doit le roman dont est tiré "Le Salaire de la Peur" réalisé par Henri-Georges Clouzot en 1952. Foncièrement rebelle, Georges Arnaud consacre le reste de sa vie (il est mort en 1987) à dénoncer l’injustice et l’hypocrisie.
Un bon gars, finalement.
Portrait en creux
Cédant à l’insistance d’un copain qui n’est autre que le petit-fils d’Henri Girard/Georges Arnaud, Philippe Jaenada s’engage sans conviction dans l’exploration d’un destin qui lui apparaît comme "une erreur judiciaire de plus". Il lui faudra s’immerger dans les milliers de pages du dossier pour changer d’avis et, tout en se gardant bien de lui imposer ses propres conclusions, donner au lecteur le sentiment d’une terrible malchance.
"Quelle malchance !", s’exclame justement l’un des personnages du Club des Cinq, un livre qui traîne dans le restaurant où Jaenada dîne en famille: cette phrase constitue l’incipit de "La Serpe".
Ce n’est pas rien la jeunesse d’âme. La gaieté, l’énergie, l’insouciance et la facilité, le bon temps de l’aventure, des sandwiches et des cartes Michelin
L’épluchage des innombrables dépositions, rapports de police et minutes du procès fait ressortir la négligence consternante qui caractérise l’instruction du "crime d’Escoire".
Outre les approximations et les contradictions troublantes qu’il constate, Philippe Jaenada découvre dans la correspondance affectueuse entre Henri Girard et son père un sérieux motif de remettre en cause ce procès.
L’art de la digression
D’autant que l’auteur ne cache pas l’amour infini qu’il porte à son fils Ernest, sur lequel il se montre intarissable, à la fois pour son plaisir et pour alléger le poids d’une enquête qu’il mène avec autant de minutie que d’effroi.
C’est que Philippe Jaenada ouvre de très larges parenthèses - de plusieurs pages, parfois - sur des moments cocasses et tendres de sa propre vie, des échanges captés dans des bistrots, des anecdotes rapportées par des copains ou des lectures marquantes.
Sans ces lueurs de poésie ou ces traits d’humour dont Jaenada nous gratifie généreusement, la lecture de "La Serpe" serait accablante. C’est donc bien à regret qu’on referme le livre sur un adieu que l’auteur emprunte à nouveau aux jeunes héros du Club des cinq: "Au revoir, oncle Henri, au revoir!".
Geneviève Bridel/mcm