Arthur H et Nicolas Repac viennent chanter les mots d’Apollinaire, Éluard, Breton, Louÿs, Michaux ou encore Joyce jeudi en ouverture de la Fureur de lire à Genève qui se tient du 23 au 26 novembre. Autant de poèmes, plutôt sensuels et sexuels, que les deux Français avaient orchestré en 2014 dans l'album "L'Or d'Eros".
Les belles feuilles de la chanson actuelle
Tout comme eux, et au-delà des emprunts et citations littéraires inspirant sans cesse la chanson et la pop, de nombreux artistes francophones contemporains entretiennent une relation forte avec la galaxie littéraire, dont Etienne Daho, Jean-Louis Murat, Jean Guidoni, Dominique A, Bertrand Belin, Berry, Barbara Carlotti, Lola Lafon, Rodolphe Burger et Florent Marchet. Ce dernier allant jusqu'à créer avec l'écrivain Arnaud Cathrine un roman musical sous l'appellation Frère Animal.
Comme avant guerre Verlaine a touché Damia, Jean Cocteau Marianne Oswald, ou tel l’état de grâce vécu après guerre du tandem Jacques Prévert-Joseph Kosma auprès de nombreux interprètes (Yves Montand en tête) et celui d'Aragon, Apollinaire et Baudelaire auprès de Georges Brassens, Léo Ferré, Jean Ferrat et Serge Gainsbourg, les belles feuilles qu’écrivent chanson et littérature sont donc aujourd’hui loin d’être mortes. Florilège de quelques récentes belles idylles.
Etienne Daho et Genet
Depuis qu'il interprétait sur scène "Sur mon cou" dès le début des années 2000, il était certain que la poésie de Jean Genet interpellait Etienne Daho. On ne se doutait toutefois pas que le chanteur livrerait un jour sa version intégrale du "Condamné à mort" en 2010, première oeuvre publiée par Jean Genet à compte d'auteur en 1942. Pourtant, en compagnie de la défunte Jeanne Moreau, Daho a repris magnifiquement à son compte le texte charnel et poétique, subversif à souhait, de Genet.
Le poète (1910-1986), emprisonné alors à Fresnes pour vol, imagine l'ultime nuit d'un condamné à mort enfermé dans un bagne. Genet dédie le poème à la mémoire d'un jeune assassin, Maurice Pilorge, guillotiné le 17 mars 1939 à Saint-Brieuc qui aurait tué "pour les yeux bleus d'un bel indifférent qui jamais ne comprit mon amour contenu".
Près de septante ans plus tard, le tandem lui redonne un souffle voluptueux. En mêlant leurs voix, Daho (au chant) et Moreau (à la lecture) ravivent la sensualité extrême des quatrains principalement en alexandrins de Genet. Les arrangements pop et dépouillés imaginés évitent l'écueil du lyrisme maniéré habitant souvent ce genre d'exercice. Histoire de prouver que la poésie peut encore s'envelopper d'atours modernes.
Jean Guidoni et Prévert
Il a beau reprendre Prévert, ce n’est pas pour emprunter le chemin des "Feuilles mortes" balisé par Gréco et Montand ou, indirectement, par Gainsbourg. Jean Guidoni, lui, préfère des chansons aux tonalités plus sombres, parfois surréalistes, telles "Chasse à l’enfant" (en duo avec Juliette), "Maintenant j’ai grandi" ou "Etranges étrangers" qui a donné son nom à un album paru début 2009.
Le chanteur français y cultivait encore le décalage propre à son parcours atypique depuis le début des années 80, quand il évoquait sans fard l’homosexualité tout cuir ou la pornographie dans des scénographies interlopes héritées des atmosphères cabarets du Berlin des années 1920.
Avec lui, Prévert prend ainsi des airs blafards. En treize chansons, le poète devient le chantre d’une gamme de noirceurs que Guidoni sait restituer avec la justesse de son timbre charbonneux. Depuis 1989, où Guidoni avait déjà repris Prévert sur scène, les textes du poète le hante.
Jean-Louis Murat et Baudelaire
En 2007, dans "Charles et Léo: Les Fleurs du Mal", Jean-Louis Murat a repris le chantier que Léo Ferré avait laissé en plan mélodique après deux albums consacrés à Baudelaire.
A l'occasion du 150e anniversaire des "Fleurs du Mal", le lettré et romantique Murat se glissait dans une ode aux sens, au spleen et aux enfers. Le résultat est d'une finesse pop exemplaire, sans maniérisme ni lyrisme trop prégnant, et supplante les exercices que le barde auvergnat avait dédiés aux poètes Béranger et Antoinette Deshoulières.
Entre amour et damnation, ironie et double sens, il déguste et célèbre les finesses de vers riches et rimes raffinées, plaçant les douze poèmes courts de Charles Baudelaire sous un addictif voile mélancolique.
Un an plus tard, en 2008, c'est Léo Ferré qui allait répliquer d'outre-tombe à Murat. Charles Baudelaire fut un phare pour Léo Ferré. Au fil de près de cinquante ans de création ininterrompue et protéiforme, Ferré est régulièrement revenu à Baudelaire. Tout en reprenant et adaptant aussi des vers d'Apollinaire, Aragon, Rimbaud ou Verlaine.
Berry et Verlaine
Berry, jeune révélation en 2008 grâce à un album vêtu de peu nommé "Mademoiselle", dévore de la poésie et chérit Paul Verlaine et Serge Gainsbourg. Celle qui a choisi son pseudonyme en hommage à George Sand (originaire du Berry) a rêvé théâtre avant d’embrasser la chanson. Pour y égrener sans révolution son indolente poésie des sentiments amoureux et nourrir son spleen de sa véritable fascination poétique.
Elle dit avoir usé "Cantilène en gelée", recueil de Boris Vian daté 1949 et s’être enivrée en compagnie d’Apollinaire. Mais la grande affaire de Berry, son panthéon, c’est Verlaine, dont elle a adapté littéralement dans "Mademoiselle" les poèmes les moins pornographiques de "Chansons pour elle et autres poèmes érotiques": "Chéri" et "Les Heures Bleues".
Berry nous ramène ainsi à la grande tragédienne réaliste Damia qui s’était appropriée jadis "Le ciel est par-dessus le toit" et "D’une prison" de Verlaine. Tout en s'inscrivant dans ce continuum où la poésie innerve régulièrement la chanson et la pop.
Olivier Horner