Née éléphanteau (10,2 kilos), la narratrice, adolescente de seize ans, ne vit que pour manger, gavée par un père "adorateur et bourreau", persuadé que sa fille a englouti in utero sa sœur jumelle. Il lui donne à manger pour deux et la gave méthodiquement avec amour, compensant du même coup l'absence de la mère qui a fui devant son enfant monstrueux.
Victime de son poids qui l'entrave et des moqueries, voilà la Couenne, ainsi est-elle surnommée par ses camarades d'école, confinée chez elle, occupée à avaler des plats odorants – Ananda Devi sait nous faire saliver – et à commenter avec lucidité sa situation. Car si le gras pèse, le cerveau est agile et rien ne lui échappe de sa condition.
Pas de questions. Certains mystères doivent le rester. L'énigme de l'homme maigre à la recherche d'un continent.
Histoire de corps souffrants et exclus
Cette fille-là a quelque chose d'une battante. D'ailleurs, un jour, elle décide de se déplacer de sa chambre à la cuisine et se retrouve coincée dans le chambranle de la porte. Un charpentier viendra la délivrer. Doublement, car celui qui se prénomme René saura l'approcher avec les yeux et les doigts de l'amour. Et là encore Ananda nous dit tout, avec ses mots qui mêlent violence et poésie. Âmes sensibles s'abstenir.
De livre en livre, Ananda Devi s'exprime à travers des corps souffrants, exclus. Le corps, tout passe par là et tout est dit dans le titre, "Manger l’autre", qui évoque à la fois le conte et la psychanalyse.
Observer et tout dire
Ananda Devi, face aux dérives du monde et de la société, ne veut pas fermer les yeux. Son recueil de poésies, "Ceux du large", consacré aux réfugiés et publié récemment chez Doucey, en témoigne.
Dans "Manger l'autre" (Editions Grasset), sa plume s'attarde sur la pauvreté et les SDF. Car René a connu la rue et la marge. Le corps en expansion de la narratrice le rassure. Ces deux-là se reconnaissent et vont s'aimer. Jusqu'à ce que l'œil anonyme et assassin de la toile vienne frapper.
Anik Schuin/ld