Quand on lui demande comment elle est entrée dans l’écurie Albin Michel après quelques ouvrages publiés discrètement chez de petits éditeurs, Laure Mi Hyun Croset déclare tout de go: "C’est grâce à une beuverie…". Peut-être, mais une beuverie sélecte!
Cela s’est passé lors d’un dîner d’auteurs au Salon du livre de Genève auquel la jeune femme s’était invitée. De verre en verre, elle a fait la connaissance d’un auteur phare d’Albin Michel et lui a glissé discrètement un exemplaire de son recueil de nouvelles "Les Velléitaires". Une semaine plus tard, le directeur des éditions Albin Michel s’est manifesté. Enthousiaste, il a proposé à Laure Mi Hyun Croset de publier un vrai roman sous son label. C’est ainsi qu’est née cette fable à la fois cocasse et cruelle.
Il ne s’agissait pas de faire le procès de la société tout entière, mais de comprendre précisément ce qui dans la personnalité de Louise avait déclenché sa décision de ne pas se rendre à ses propres noces.
Le banquet sans la mariée
On s’apprête à marier un riche descendant de l’aristocratie lyonnaise, Charles-Constant Cotton du Puy-Montbrun, à une roturière genevoise nommée Louise Jeanneret. Alors que la cérémonie religieuse est sur le point de commencer, le futur marié apprend que sa fiancée s’est éclipsée sans laisser d’adresse. Dommage, car le somptueux cocktail prévu à l’issue de la cérémonie puis le non moins sublime banquet représentent un investissement financier considérable. Il n’y aura pas de cérémonie, mais les quelques dizaines d’invités sont quand même priés de se réunir autour des victuailles qui les attendent au château.
Nobliaux, aristocrates déchus, grands bourgeois et prolétaires, tous embarqués dans la même galère, tenteront de comprendre le geste insensé de la fiancée en échangeant leur point de vue. Entre 15 heures et 3 heures du matin, alors que le taux d’alcoolémie augmente, plusieurs d’entre eux dresseront en toute subjectivité le portrait de l’absente. Louise est-elle une arriviste parvenue, une manipulatrice perverse ou simplement une jeune écrivaine de talent capable de tout pour préserver son indépendance? Après la chute finale, la question ne sera pas élucidée.
En fait, sa présence en creux, par le biais des divers récits, fort truculents, était autrement plus passionnante qu'une belle robe, même dotée d'une traîne et accompagnée d'un gracieux voile.
Une mise en abyme
De cette succession de témoignages souvent contradictoires émerge un portrait trouble de la fiancée fugitive, image sans cesse mouvante et fluctuante. "Ce roman repose sur l’idée de perception subjective, mais c’est surtout un livre qui traite de la lecture et de l’écriture. C’est une sorte de manifeste de littérature" affirme l’auteure. En effet, Laure Mi Hyun Croset a parsemé son récit de nombreuses références littéraires. De plus, elle a prêté à Louise sa propre bibliographie. Ainsi, avec malice, elle est allée jusqu’à glisser dans la bouche d’un personnage la critique féroce de l’œuvre qu’elle a elle-même écrite. Une mise en abyme qu’on imagine délicieuse à échafauder dans une fiction composée en miroir.
Les productions de Louise ne transmettaient pas de généreux messages. Elle écrivait avant tout sur son art du récit. Ses écrits étaient clos sur eux-mêmes. Les vocables étaient à la fois les moyens et la fin.
Manifeste littéraire certes, mais "Le beau monde" constitue aussi une critique sociale caustique et drôlement bien amenée. La foule des invités recèle de nombreux aristocrates et gens bien nés qui considèrent d’un air suspicieux le parcours d’une petite roturière genevoise capable de séduire un riche fils de famille lyonnaise à la double particule. Une telle femme ne peut-être qu’une parvenue à l’ambition démesurée. Dans ce monde-là, on ne se mélange pas. On le fait savoir avec un sens aigu de la médisance.
Une telle mésalliance était inconcevable. Pourtant, elle avait failli avoir lieu!
Depuis sa sortie début mars, "Le beau monde" rencontre un franc succès en librairie et sans doute signe-t-il l’entrée de Laure Mi Hyun Croset dans le cénacle très fermé des auteurs à succès. Une belle histoire pour celle qui, à l’issue "d’un Salon de la loose", a réussi à imposer son talent auprès de ceux qui connaissent l’usage du monde.
Jean-Marie Félix/aq