Plusieurs centaines de milliers d’exemplaires vendus, une quarantaine de traductions, une adaptation au cinéma et deux pour le théâtre… Maylis de Kerangal reconnaît volontiers qu'elle n’a pas vu venir l’engouement suscité par "Réparer les vivants" (éditions Verticales).
Difficile pour elle d’imaginer que ce roman très technique, évoquant la transplantation du cœur d’un jeune homme mort accidentellement, pourrait provoquer une telle vague d’enthousiasme et d’émotion. Au point que l’accompagnement du livre a tenu l’auteure loin de sa table de travail pendant de longs mois.
Un intérêt pour la préhistoire
"Réparer les vivants" s’est imposé à Maylis de Kerangal après un double deuil familial. Une urgence qui l’a conduite à abandonner un projet plus ancien qui tournait autour de son intérêt pour la préhistoire. C’est seulement en 2016, après avoir répondu à quelques commandes littéraires, que l’auteure a repris ce projet délaissé qui allait devenir "Un monde à portée de main".
Une jeune femme nommée Paula Karst se forme dans une école bruxelloise à l’art du trompe-l’œil. Marbres, bois, écailles de tortue… tout peut être imité par la technique pour autant que ce "braquage du réel" devienne une expérience sensible. Après son initiation, Paula sera appelée sur plusieurs chantiers prestigieux. Parmi eux, le chantier de Lascaux IV, réplique exacte de la célèbre grotte ornée fermée au public.
Ceci s’entrouvre en elle: l’idée que le trompe-l’œil est bien autre chose qu’un exercice technique, bien autre chose qu’une simple expérience optique, c’est une aventure sensible qui vient agiter la pensée, interroger la nature de l’illusion, et peut-être même – c’est le credo de l’école – l’essence de la peinture.
S'approprier le monde par la peinture
C’est donc une éducation du regard que la jeune Paula va recevoir à l’Institut supérieur de peinture de Bruxelles. Une initiation technique, certes, mais aussi la possibilité de s’approprier le monde et d’habiter son corps. "Paula, c’est quelqu'un qui flotte un peu, affirme Maylis de Kerangal. Et à partir du moment où elle commence sa formation, elle se sent appelée. Elle va immédiatement s’adonner, même s’abandonner, à cette vocation".
Dès la première page, le lecteur apprend que Paula possède des yeux vairons qui ne regardent pas exactement dans la même direction. Cette coquetterie qui élargit le regard, Maylis de Kerangal la possède elle aussi et l’évoque sur le ton de la confidence: "J’ai glissé des motifs biographiques dans le livre, chose que je n’avais jamais faite auparavant". Une superposition entre elle-même et son personnage qui se signale par l’apparition occasionnelle du pronom personnel "je", alors que le texte est écrit à la troisième personne.
Dans son cerveau pétulant mais mal débrouillé, l’enseignement que reçoit Paula se résorbe en un principe élémentaire qu’elle s’approprie lentement: le trompe-l’œil doit faire voir alors même qu’il occulte, et cela implique deux moments distincts et successifs: un temps où l’œil se trompe, un temps où l’œil se détrompe.
Du réel à l'imaginaire
Cette réflexion sur l’élargissement du réel par son imitation permet à Maylis de Kerangal de livrer son propre rapport à la fiction littéraire: "Ce qui me passionne, c’est l’articulation entre le réel, la documentation, les faits… et l’imagination. Ce livre parle tout le temps de ça, ajoute-t-elle". Ainsi, à travers l’apprentissage de son personnage, l’auteure dévoile sa poétique, elle qui ne commence jamais un roman avant d’avoir réuni une documentation très approfondie. En cela, Maylis de Kerangal suit le même cheminement que Paula, "une jeune faussaire qui travaille à creuser des trous dans la réalité, des passages, des tunnels, des galeries".
Cela se confirme, "Un monde à portée de main" est un roman archéologique, spéléologique, qui plonge le lecteur dans les profondeurs de l’intime et du geste créateur.
Jean-Marie Félix/mh
Maylis de Kerangal, "Un monde à portée de main", Ed. Verticales