"Le fado, c’est de la poésie, classique, sophistiquée ou très simple. Comme elle est chantée, elle parle à tout le monde et chacune, chacun peut s’y identifier. Pour ma part je me considère comme une chanteuse très classique de fado tout en étant une femme d'aujourd’hui. Avec ma façon de m’exprimer ou de penser".
Paroles de Gisela João, nouvelle grande voix d’un genre musical qui est au Portugal ce que le tango est à l’Argentine ou la bossa nova au Brésil: un trésor national et une culture populaire.
Le fado heureux, ça existe
Quand on dit fado, on songe immédiatement à la voix enflammée d’Amalia Rodrigues, à ses tenues de cendre et son air de tragédienne antique. Le fado n’est pas que ça. D’abord, il peut être heureux, joyeux, quand même bien les habits de la nostalgie lui vont si bien. Ensuite, vingt ans sont passés depuis le décès de la grande Amalia. Sa voix reste, ses enregistrements sont des bijoux, mais son absence a permis à d’autres fadistes de s’épanouir, à d’autres voix d’émerger. Il n’était pas simple de grandir à l’ombre de cette immense statue.
Il y a eu une première vague post-Amalia, avec Mariza, Cristina Branco, Katia Guerreiro, ou Misia. Puis d’autres voix, d’abord fameuses au Portugal et dont les carrières sont désormais internationales grâce à la diaspora lusophone et à un intérêt accru pour la beauté et la délicatesse de cette musique.
Quelques noms: Aldina Duarte, Joana Amendoeira, Mafalda Arnauth, Ana Moura et aujourd’hui Gisela João, deux albums à son actif, une voix volcanique à la tessiture délicieusement abrasive et une carrière en forme de conte de fée. Voici Gisela João sur les scènes du monde entier avec tatouages et ses pieds nus, autant de signes d’indépendance et de liberté.
Entre cuisine et tours de chant
Gisela João a peaufiné sa voix au cœur de la nuit, dans l’intimité pas toujours facile des maisons de fado, ces restaurants-cabarets qui alternent cuisine et tours de chant. Pour une bonne adresse fréquentée par les mélomanes (Sr. Vinho dans le quartier lisboète de Madragoa, l’antre de Maria Da Fe, grande voix méconnue de l’époque d’Amalia Rodrigues), combien de gargotes bondées de groupes de touristes qui mitraillent des selfies et bavardent quand il faudrait écouter ce chant profond et simplement fermer les yeux?
Gisela João ne se cantonne pas au fado. On peut découvrir sa voix sur des productions plus électro, des projets plus expérimentaux notamment avec le New Yorkais Nicolas Jaar. La chanteuse de Barcelos (un bourg près de Braga, au nord du Portugal) a même consacré un spectacle à ces grands fadistes méconnus que sont Nick Cave, Leonard Cohen, Amy Winehouse, Brian Ferry, Serge Gainsbourg, Ella Fitzgerald, la liste est longue.
Manière de souligner que la saudade, cette mélancolie de l’ailleurs, qu’il soit géographique, sentimental ou temporel, est universellement partagée.
Thierry Sartoretti/mh
Gisela João, en concert samedi 16 mars à Delémont, Forum St-Georges
Et les hommes?
On les oublie, pourtant ils existent bel et bien. Ils ont offert au fado ses plus belles voix, parfois merveilleusement féminines. Alfredo Marceneiro, l’ancien, le chantre des rues populaires et des petites gens. Camané, le Robert de Niro du fado, la classe incarnée, et ses deux frères également chanteurs, le fin Pedro Moutinho et l’inspiré Helder Moutinho. Sans oublier le vigoureux Ricardo Ribeiro qui pose la cigarette au bec sur ses pochettes de disque.
Oui, le fado existe encore sur disque et par chance il se promène encore dans les bars de Lisbonne. Il faut juste le chercher au-delà des recommandations des guides. Au détour d’une ruelle du quartier Alfama, vous pourriez croiser l’une de ces stars. Laquelle en toute modestie, passerait de bars en cafés pour entonner à bien plaire trois chansons par-ci, trois chansons, par-là. Avant de disparaître dans la nuit.