Il y a 30 ans, la scène techno débarquait à Berlin au moment où la ville détruisait le mur qui la séparait en deux. Récit de l'histoire d'une contre-culture qui deviendra un phénomène musical sans précédent dans la capitale allemande.
Chapitre 1
Une véritable contre-culture
Keystone - Michael Hanschke
En novembre 1989, le mur de Berlin tombe et permet à la future capitale de l'Allemagne - coupée en deux depuis 1961 - de ne former plus qu'une seule ville réunie. Au même moment, émerge une nouvelle musique électronique qui prend le nom de techno et lance une véritable contre-culture.
Profitant d'un grand nombre de bâtiments désaffectés dans la partie Est de la ville, suite à la débâcle de l'administration de la RDA, les soirées techno underground fleurissent et une scène rave commence à s'y établir. A ses débuts, la techno exprime l'anarchie des fêtes illégales et l'idée qu'une ère nouvelle est sur le point d'arriver.
Cette période pionnière de la techno durera quelques années, avant d'être avalée par l'industrie musicale et par le tourisme. Elle est racontée par celles et ceux qui l'ont vécue dans "Der Klang der Familie", un livre d'entretiens recueillis par Felix Denk et Sven Von Thülen. Sorti en 2012, une nouvelle traduction réalisée par Guillaume Ollendorff, vient de paraître chez Allia.
Chapitre 2
La scène underground de Berlin avant 1989
DPA/dpa Picture-Alliance/AFP
Dans un état d'extrême misère et de destruction à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Berlin est redevenu un centre géopolitique important. En particulier en tant qu'îlot de l'Europe de l'Ouest au milieu de l'Allemagne de l'Est.
A Berlin-Ouest, les habitants recevaient énormément de subventions. Cela attirait beaucoup de jeunes qui, en plus, étaient dispensés de service militaire. Les loyers étaient très bon marché, mais souvent situés dans des immeubles assez vétustes. On y retrouvait bon nombre d'artistes, de squatteurs, de hippies ou de punks.
Au début des années 80, la scène culturelle underground des Genialer Dilletanten est flamboyante et les Einstürzende Neubauten jouent avec des objets de récupération, assumant ainsi leur pauvreté. Mais à partir de 1985, cet élan retombe. Les jeunes écoutent de la musique gothique et s'ennuient ou dépriment. La saveur du Berlin alternatif est en déclin. La ville est en stagnation. Il n'y a plus rien d'avant-gardiste.
Un vent neuf va pourtant réveiller les énergies...
Chapitre 3
La techno débarque
zeitmaschine.org - Tilman Brembs
Mouvement de musique électronique généralement instrumentale et répétitive, la techno est née, symboliquement, à Detroit aux Etats-Unis en 1985 lors de la création par Atkins du label indépendant Metroplex.
Parmi les pionniers, on cite souvent le groupe Kraftwerk. Originaires de Düsseldorf, les quatre hommes ont fait leurs débuts dans les années 70 et ils ont révolutionné la musique électronique.
Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson, trois producteurs qui lanceront la techno avouent avoir été très influencé par la musique de Kraftwerk.
Et puis, en 1988 est sortie cette première compilation de Detroit: "Techno! – The News Dance Sound of Detroit" sur Ten Records. Ça a été pour moi le début d'une ère nouvelle. Si j'ai immédiatement été fasciné par la musique de Chicago, avec celle de Detroit, ça a été le coup de foudre
Au début, il n'y a pas de stars dans cette musique. Les DJs sont encore peu mis en valeur. Comme le raconte Arne Grahm, raver de la première heure: "Le DJ était là, tout simplement. Pas sur une scène. A hauteur des yeux. Ça avait quelque chose de merveilleusement 'démocratie de base'".
La vrai star de la soirée, c'est la fête elle-même. Car la techno est avant tout faite pour être dansée lors de grands rassemblements. Une musique qui apporte une nouveauté de taille dans les clubs et soirées: les morceaux s'enchaînent sans interruption, et cela pendant de longues heures.
Qu'il y ait un seul gars sur la scène à mixer des disques sans rien dire, que la musique se contente de tourner et tourner encore, c'était totalement inconnu, c'était neuf et spécial
Presque uniquement instrumentale ou avec un texte qui n'a pas ou presque pas d'importance, la techno n'a pas de signification. Kati Schwind, organisatrice de la Love Parade explique que la techno "ouvrait un nouvel espace. Justement parce qu'elle n'avait aucun message concret. Chacun pouvait donc se faire sa propre idée".
Et chacun peut aussi expérimenter sa propre musique et sa créativité à moindre coût grâce à l'arrivée sur le marché de samplers et boîtes à rythmes performants et accessibles financièrement.
Chapitre 4
Berlin se réconcilie sur de la techno
AFP - Gerard Malie
Pour certains de ses fondateurs, la techno a permis de contrer cette peur d'un futur post-industriel et de l'insécurité qu'elle engendrait. Ainsi, ce n'est pas un hasard qu'elle ait émergé dans des villes détruites comme Detroit ou Berlin.
Et pourtant, à Berlin-Ouest, il n'y a pas de longue tradition de musique électronique comme c'est le cas à Francfort par exemple. Même si la musique électronique et les genres précurseurs de la techno comme la house de Chicago sont déjà connus dans les clubs alternatifs comme l'UFO, premier club acid house ouvert dans un sous-sol sombre en 1988, la ville est plutôt tournée vers le rock.
A la fin des années 80, l'animatrice de radio Monika Dietl joue les premiers disques house et acid house dans son émission "The Big Beat" diffusée sur Sender Freies Berlin (SFB), une radio qui émettait depuis Berlin-Ouest. Une manière efficace de propager cette musique qui servira de socle à l'arrivée de la techno.
Monika Dietl sera d'ailleurs considérée par la suite comme l'une des icônes de la culture techno en Allemagne. Après la chute du mur, c'est aussi elle qui donnera à l'antenne, en message crypté, le lieu de rendez-vous pour se rendre à des fêtes techno illégales du côté Est de la ville.
En juillet 1989, la première Love Parade a lieu à Berlin-Ouest. C'est une manifestation illégale et festive organisée par des squatteurs et des anarchistes fans de musique techno. Parmi eux Matthias Roeingh connu sous le nom de Dr Motte. En plus de devenir la figure de proue des Love Parades, c'est sans doute lui qui a organisé la première soirée acide house de Berlin. Dr Motte deviendra un DJ reconnu dans la communauté techno. On trouve aussi Maximilian Lenz mieux connu sous le nom de WestBam. DJ, il produira de nombreux tubes techno.
Cette première Love Parade réunit environ 150 personnes autour d'une camionnette qui diffuse de la musique. 10 ans plus tard, ils seront 1'500'000 à participer à la fête.
A Berlin-Est, la techno était quasiment inexistante. "Faire partie d'une sous-culture tenait de l'action clandestine, voire même dangereuse. La première génération de punks était encore rigoureusement persécutée" expliquent les auteurs de "Der Klang der Familie".
Cela pourrait donc sembler un hasard que la techno soit apparue au moment où le mur allait tomber. Dans la préface de leur livre, Félix Denk et Sven von Thülen donnent pourtant trois raisons pour expliquer ce phénomène: la puissance de ces nouveaux sons, la magie des lieux et la promesse de liberté qu'elle contient.
La musique techno correspondait parfaitement à cette ville de Berlin délabrée, et à l'humeur de ses habitants à ce moment-là de l'histoire.
Nous étions tous un peu fous, un peu à côté de la plaque. Mais nous partagions le même esprit, la même espérance qu'il allait se passer quelque chose. C'était clair et net. Quelque chose devait arriver. Plus personne ne pouvait accepter d'entendre la même vieille merde
Aux Etats-Unis, dans les années 90, la techno n'a pas eu le succès qu'elle a connu en Angleterre, en Belgique ou en Allemagne. Et contrairement à Detroit - lieu de naissance de la techno - qui était elle aussi une ville à l'abandon, Berlin a su créer une scène musicale autour de la techno. De nombreux DJs de la ville américaine ont été reçus les bras grands ouverts en Allemagne.
La techno est arrivée à Berlin d'un seul coup parce que la ville, avec ces nombreux bâtiments laissés à l'abandon à l'Est, était le plus grand terrain de jeu du pays. La techno a besoin de lieux à prendre et contrairement au rock, il suffit de poser un son et d'avoir de l'espace pour que la fête puisse commencer.
Pour Guillaume Ollendorff, traducteur du livre "Der Klang der Familie" interrogé par la RTS, c'est par la fête et par le milieu de la techno que s'est faite la vraie connexion entre Berlin-Est et Berlin-Ouest:
"La réconciliation s'est faite par des jeunes gens qui avaient 20 ans lors de la chute du mur. Cette génération n'avait pas tout investi dans un système ou dans un autre. C'était donc beaucoup plus facile pour eux de passer à autre chose que pour les générations de 40 ans ou plus."
Il ajoute que l'arrivée de la techno et la chute du mur sont tellement liées que, parfois, on a tendance à penser que c'est la techno qui a fait tomber le mur!
Chapitre 5
Berlin, capitale de la techno
zeitmaschine.org - Tilman Brembs
Dès la chute du mur, les premières raves - rassemblements autour de la techno qui ont généralement lieu en pleine nature, ou dans des lieux déserts - ont été organisées à l'Est, et prennent le nom de Tekknozids. Ainsi de nombreuses usines et immeubles désaffectés ou abandonnés deviennent d'immenses lieux pour faire la fête le temps d'une nuit ou d'un week-end.
Des beats techno venus de la house, de l'industriel, du hip-hop, de l'EBM, de la news beat et de l'acid sont mis ensemble avec des lumières psychédéliques et des installations pour produire de l'effet sur le subconscient. Dans l'extase complète, les frontières du temps et de l'espace disparaissent.
Durant ces rassemblements, s'exprime de manière sous-jacente, ce fantasme de l'abolition de la lutte des classes. "Les oppositions ne comptaient plus, du moins l'a-t-on cru pendant un moment. D'où l'on venait et ce que l'on portait non plus. Tant que l'on participait. Tout était dévoué à la musique et à cette nouvelle intimité sur et à côté du dancefloor. Cette communauté extatique, qui se retrouvait tous les week-ends se voyait vraiment comme une famille. Du moins pendant les premières années" peut-on lire dans la préface de "Der Klang der Familie".
Les fêtes, pour la plupart illégales, sont un espace pour s'amuser sans hiérarchie, ni exclusion. Les homosexuels peuvent vivre pleinement et librement leur orientation sexuelle.
Aux premières fêtes vinrent des breakdancers, des hooligans, des anciens punks de l'Est et les accros de la radio". Ils y croisent un fourre-tout de Berlinois de l'Ouest: gays de Schoeneberg, squatteurs de Kreuzberg, étudiants, artistes, soldats anglais en permission, expatriés américains venus à Berlin pour profiter de ses loyers modiques.
Des fêtes d'un genre nouveau qui se déroulent la plupart du temps sans heurts. "C'était entièrement neuf. Rien que l'expérience du dancefloor, l'aspect hypnotique de la musique, avait quelque chose de thérapeutique. Avec les effets de lumières et de fumée, on perdait presque le sens de l'orientation et seule la musique nous donnait conscience de notre environnement" explique Kati Schwind.
Une évasion du réel provoquée certes par la musique, la lumière et l'ambiance, mais également par la prise d'ecstasy, qui va rapidement devenir la drogue des ravers. Une drogue qui provoque un sentiment d'euphorie, de bien-être, d'amour universel et de désinhibition. Une substance qui permet aussi d'éliminer la fatigue et donc de prolonger la fête.
Petit à petit, les fêtes durent jusqu'au petit matin. Arrivent ensuite des clubs d'afters, comme le Walfisch, qui ouvre de 5h du matin à midi.
Les week-ends duraient du jeudi au lundi. On pionçait évidemment entre les deux, mais rarement à la maison. Ca ne devait jamais s'arrêter, être si possible pour toujours. Une vague qui ne se retirerait pas
Au départ, les autorités ont été assez tolérantes avec ce mouvement qui investissait des bâtiments abandonnés pour y faire la fête. Une fois un lieu intéressant trouvé, les organisateurs de raves allaient voir l'administration. Et comme la plupart du temps, personne ne réclamait ces endroits, les autorités les louaient avec des baux plutôt courts pour presque rien, parfois même pour rien.
Au début des années 90, Berlin est désormais le lieu culte pour venir faire la fête sur de la musique techno. Plusieurs clubs deviennent des endroits mythiques où se retrouvent d'abord les Berlinois, bientôt rejoints par d'autres fêtards allemands, puis par toute une génération de jeunes en provenance de toute l'Europe voir de plus loin.
Le lieu qui symbolise à lui tout seul le clubbing techno de Berlin est le "Tresor". En 1991, alors à la recherche d'un local pour y installer un club techno, Achim Kohlenberger, l'un des gérants de l'Ufo - club d'acid-house à Berlin-Ouest - et Johnnie Stieler - organisateur des Tekknozids - découvrent dans un ancien magasin Wertheim à l'abandon, une salle avec des coffres. Malgré l'état lamentable de l'endroit, ils ont tout de suite senti que c'était le lieu parfait pour en faire un club techno.
Le Tresor existe toujours, mais il a été déplacé en 2007 - avec ses coffres qui sont l'emblème du lieu - dans une ancienne centrale thermique dans le quartier de Mitte.
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D'autres clubs vont également se faire un nom comme Le Planet, l'E-Werk ou le Bunker. Lors de grands chantiers immobiliers, les clubs de techno se font parfois expulser de leurs lieux d'origine, mais les autorités, conscientes de l'importance du mouvement de clubbing à Berlin, cherchent souvent à leur trouver de nouveaux lieux.
Durant cette période pionnière, des labels indépendants se créent également ainsi que de nouvelles émissions de radios dédiées à la techno, dont la fameuse émission "Dancehall" de la DJ Marusha.
En 1991, la troisième Love Parade, qui réunit 6'000 personnes, marque le triomphe de la culture techno mais aussi la fin d'une époque. Par la suite tout devient beaucoup plus commercial.
Chapitre 6
De sous-culture à produit de l'industrie musicale
DPA/dpa Picture-Alliance/AFP - Wolfgang Kumm
Dès 1992, c'est le règne de la transe dans le monde de la techno. Une musique facile à digérer qui s'adresse à un public de consommateurs plus passifs. Pour les pionniers, la techno est en train de devenir une simple marchandise commerciale.
A partir de là, l'argent se met à pleuvoir. Certains squatteurs des premières heures deviennent de riches patrons de clubs. Le marché du disque s'empare du filon et le désir d'une révolution techno se heurte à la logique du profit porté par les professionnels de la musique.
La fête qui était à l'origine au centre du mouvement, devient, elle aussi, progressivement une marchandise monnayable. Les DJ redeviennent des stars en concurrence les uns avec les autres. L'esprit égalitaire qui refusait une séparation entre les artistes et le public est brisé à son tour.
Devenu un phénomène de mode et un phénomène médiatique, la révolution techno commence à s'effondrer. De culture contestataire et ouverte à ses débuts, elle impose un nouveau conformisme. "Des règles ont commencé à apparaître, pour prescrire comment s'habiller ou comment être" regrette le DJ Special.
On est passé de clubbers qui dansaient sous ecstasy où tout le monde s'aime à des clubbers bourrés de cocaïne qui méprisent les autres danseurs depuis leur carré VIP.
Aujourd'hui, le secteur des clubs techno est toujours florissant à Berlin. Les revenus liés à cette industrie et au tourisme qu'elle engendre dans la ville sont énormes. Il y a quelques années, on évoquait le chiffre d'un milliard d'euros par année.
Et le succès de cette techno, qui avait permis à ses débuts de casser toutes formes de séparation en crée à son tour de nouvelles. Dans certains endroits de la ville, hauts lieux du milieu alternatif comme le quartier du Kreuzberg, les loyers ont augmenté de façon exponentielle ces dernières années. Une gentrification qui menace les artistes, qui n'ont plus les moyens de rester là, et l'émergence de nouvelles scènes.
Pour Guillaume Ollendorff, "en tant que havre de liberté, Berlin s'est complètement normalisé." Et lorsque l'on sait que Dimitri Hegemann, homme-clé de la scène techno du début des années 90 et fondateur du Tresor a décidé d'ouvrir un musée de la culture techno au sein même du Kraftwerk qui accueille déjà son club, on se dit que le journaliste Tobias Rapp a décidément raison:
Une sous-culture qui devient une culture est foutue