Alors que les rapports s'accumulent pour révéler la sous-représentation des femmes à la direction des orchestres ou des compositrices créées par les institutions musicales, l'inégalité femme-homme s'insinue aussi dans les manières dont la musique s'enseigne, se pense et se pratique au quotidien.
En 2019, seulement 10% des compositeurs de musique en activité sont des femmes. Mais en fouillant l'histoire de la musique, de plus en plus de recherches démontrent que les discriminations dont les femmes peuvent faire l'objet ne portent pas seulement sur l'accès aux plus hautes fonctions symboliques.
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Dans "La musique a-t-elle un genre?", ouvrage collectif coordonné par Mélanie Traversier et Alban Ramaut, seize contributions se penchent sur autant de facettes de ce phénomène d’invisibilisation des musiciennes, repérable dans l’historiographie et dans l’imaginaire social, mais aussi dans les discours, les pratiques de création et les programmations. Comme toujours, les questions d'inégalité se mesurent à différentes échelles.
Bien sûr dans les conservatoires et les écoles de musique il y a une mixité qui continue de progresser, mais du point de vue de la reconnaissance professionnelle, de la programmation dans des salles de concert ou dans les maisons de disques, les hommes demeurent largement majoritaires.
Harpe pour les filles, trombone pour les garçons
Les filles et les femmes sont très nombreuses à étudier la musique dans les conservatoires et les écoles de musique. Cependant "on y constate encore ce phénomène de distribution genrée des instruments", qui n'est pas récent mais qui a des effets pérennes et tout à fait visibles.
"Concrètement, un instrument comme la harpe reste majoritairement pratiquée par des filles, tandis que les instruments à vent, en particulier le trombone ou la trompette sont encore à majorité masculines" explique l'historienne. Un constat fait par Catherine Monod dans son ouvrage "De la harpe au trombone" (2002). La chercheuse y relevait aussi un autre phénomène, à savoir que les flûtistes par exemple, sont majoritairement des filles en classe et au conservatoire, mais majoritairement des hommes à des niveaux professionnels.
On est très en retard dans la dénonciation des inégalités femme-homme dans le monde musical et dans la musique classique en particulier où les effets des inégalités sont d'autant plus puissants et le sexisme d'autant plus visible que c'est le marché le plus ancien.
"Le cas de la flûte est d'autant plus intéressant que pendant longtemps cet instrument était uniquement valorisé pour les hommes, et dénié aux femmes en tant que pratique un peu obscène et disgracieuse pour les jeunes filles." Pour autant cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas eu d'instrumentiste femme avant le XXe siècle.
"Dès lors qu'on commence à chercher dans les archives et la documentation issue des institutions qui programmaient de la musique, on découvre des femmes instrumentistes s'essayant à des instruments qui n'étaient pas spécifiquement féminins comme la corniste Beate Pokorny ou Marianne Davies (1743-1818), qui jouait de la flûte et de l'harmonica de verre", poursuit Mélanie Traversier. De nos jours, Emilie Calmé est l'une des rares flûtiste à émerger sur une scène à dominante masculine.
Des assignations qui pèsent aussi sur les musiciens
Le piano, instrument qui semble être mixte par excellence, n'échappe pas au sexisme. Les recherches ont montré qu'au XIXe siècle et encore pendant bien longtemps, les techniques d'apprentissage étaient les mêmes pour garçons et les filles. Néanmoins, les oeuvres que les pianistes sont appelés à apprendre et éventuellement à jouer en public ne sont pas distribuées de la même façon: aux hommes, des oeuvres audacieuses, exigeantes, puissantes avec de grandes envolées. Aux femmes, des oeuvres plus douces, plus gracieuses.
Au delà des statistiques, tout cela nous invite à réfléchir aux origines sociales, aux processus sociaux, à toutes ces habitudes qui font que lorsque l'on est une jeune fille ou un jeune garçon, on s'oriente vers tel ou tel apprentissage musical. "Mais il faut se méfier des catégorisations brutales. Certaines assignations de genre dans les pratiques musicales pèsent aussi bien sur les musiciens que sur les musiciennes", précise Mélanie Traversier.
Le mot "compositrice" en vogue jusqu'au XVIe siècle
La langue porte les stigmates des dominations sociales et des hiérarchies symboliques implicites que la société transmet, et qui pèsent aussi sur les imaginaires des uns et des autres. Eliane Viennot, qui préface l'ouvrage, rappelle que la langue concernant les pratiques artistiques a elle aussi une histoire genrée. "Jusqu'au XVIe et encore XVIIe siècle, on parlait couramment de compositrices et d'autrices".
"Peu à peu, la langue s'est figée et a été dominée par le masculin. Donc les auteurs et compositeurs ont fait florès, et ils ont fini par vampiriser aussi les histoires de la musique, les histoires du théâtre, les histoires de la littérature." explique Mélanie Traversier.
Il faut réfléchir aux mots que l'on emploie pour décrire les situations professionnelles y compris artistiques parce que l'art n'est pas hors sol, il est aussi façonné par les problème et les enjeux sociaux qui frappent l'ensemble du monde professionnel.
L'une des contributrices de l'ouvrage, Florence Launay, est l'une des premières à s'être ré-intéressée à l'histoire des compositrices, et à leur avoir donné une nouvelle visibilité. Elle analyse dans l'ouvrage la réception des oeuvres de ces femmes, qui en dépit de leur talent, devaient subir les critères très violemment sexistes de la critique musicale du XIXe siècle et du début du XXe.
Du sexisme de la part des femmes
Ces critique virulentes venaient aussi des femmes. Marie Bobillier, l'une des premières femmes musicologues françaises, écrivait sous le nom masculin de Michel Brenet. Sous ce pseudonyme, elle s'est montrée particulièrement sévère avec les femmes musiciennes. Alors qu'elle disposait de toute l'expertise pour apprécier leur talent, elle ne leur a rien épargné. Sous sa plume, Madame de Genlis voit son talent disqualifié et même Elisabeth Jaquet de La Guerre (célèbre compositrice et claveciniste sous l'Ancien Régime) est rabaissée dans l'originalité de son travail.
Elisabeth Jaquet de La Guerre est pourtant l'une des rares à avoir échappé un peu à l'oubli qui frappe la cohorte de compositrices actives aux XVIIe et XVIIIe siècles. "Des musiciennes de talent, mais dont la postérité n'a pas retenu le nom - puisque l'histoire de la musique a été largement écrite au masculin", précise Mélanie Traversier.
A l'ombre d'un grand homme
Un des chemins les plus efficaces pour occulter les talents féminins est de raconter le parcours de création des femmes artistes en le situant à l'ombre d'une figure tutélaire masculine, qu'il s'agisse d'un père, d'un époux, ou encore d'un protecteur ou d'un amant puissant.
On a ainsi bien souvent minoré les itinéraires ou les carrières de musiciennes comme Clara Schumann ou Fanny Mendelssohn par leur liens avec un grand artiste homme. De la même façon que Germaine Tailleferre, membre du célèbre "Groupe des 6", qui, en dépit d'une oeuvre très originale et audacieuse se voit pourtant toujours ramenée à l'ombre de ses 5 autres comparses (Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc).
Un discours journalistique qui reproduit les clichés
La contribution de Viviane Waschbüsch dans l'ouvrage s'est penchée sur le discours journalistique consacré à Hélène Grimaud et Anne Sophie Mutter, qui l'une comme l'autre, subissent dans les entretiens et les articles qui leurs sont consacrés des salves de clichés sexistes. Enfance tourmentée et fragilité foncière pour l'une, protection d'un maître (Karajan) et suspicion quant à sa double activité de musicienne et de mère pour l'autre. Les images réductrices leur collent à la peau.
Les musiciennes subissent les mêmes clichés que les autres femmes qui travaillent. Et pour les artistes femmes, les plafonds de verres restent aussi difficiles à déboulonner que de faire cesser les ritournelles sur la difficulté à concilier vie professionnelle et familiale.
Propos recueillis par David Christoffel
Adaptation web: Manon Pulver
"La musique a-t-elle un genre?", ouvrage collectif sous la direction de Mélanie Traversier et Alban Ramaut, Préface Eliane Viennot, Editions de la Sorbonne, 2019.