Jean-Michel Jarre est un type tout à fait sympathique, attachant, et on ressent ça à la lecture de ce "Mélancolique Rodéo" qui porte bien son nom: mélancolique, oui, parce qu'il y a, au cœur de sa vie, une profonde douleur, et puis rodéo parce que son parcours est aussi un jeu d'équilibre assez spectaculaire.
Ce qui est assez bien vu dans la construction de ce récit, c'est la manière dont les chapitres partent tous d'un objet, un accessoire, un instrument de musique, un vêtement, une œuvre d'art. Chaque objet permet d'entrer dans des épisodes de sa vie par la petite porte, ou par un biais détourné, ce qui fait qu'on a le sentiment d'écouter un disque, avec des morceaux qui ont chacun leur couleur, leur structure. Il y a d'ailleurs en fin d'ouvrage une playlist, conçue comme la bande-son du livre.
C'est assez malin et ça permet un jeu entre une structure chronologique classique, où on suit son parcours de son enfance à nos jours, et des allers-retours, des failles spatio-temporelles qui vont bien à ce grand amoureux de science-fiction qui a débuté sa carrière en 1976 avec "Oxygène", premier album mythique vendu à 18 millions d'exemplaires.
Au commencement était le bruit
Jean-Michel Jarre a 71 ans, donc plus de cinquante ans de musique au compteur avec, au commencement, le bruit. Dans les premiers chapitres, il raconte comment, grâce à son grand-père, lui-même musicien et bricoleur, il découvre l'enregistrement, et comment, dans sa ville natale de Lyon, il descend un micro depuis son balcon pour capter les conversations et les bruits du café en contrebas.
De cette expérience de jeunesse à ses études au sein du Groupe de Recherche Musicale, le fameux GRM de Pierre Schaeffer, il n'y a qu'un pas. Et quand, après des expériences diverses et variées dans des groupes de rock, il sort son tout premier enregistrement, un 45 tours paru en 1971, on entend encore cette influence de la musique concrète.
Ce sera le début d'un parcours presque exclusivement dédié à la musique synthétique, instrumentale. Sauf quand il explore en parallèle à ses débuts les mots. Quand il écrit des paroles pour les chanteurs Christophe ou Patrick Juvet, avec un succès certain puisque ce sont les tubes "Les Mots bleus" du premier et "Où sont les femmes" du second.
Tout de suite, Jarre a le sens de ce qui fait mouche auprès du public. Mais ça n'est encore rien face à "Oxygène", son premier album échafaudé et enregistré en solitaire, pendant de longs mois dans sa cuisine. Un disque influencé par le théâtre contemporain, Bob Wilson en tête, par le cinéma aussi, une démarche qu'il décrit ainsi: "Tenter de suivre d'autres pistes que celles de la linéarité, faire de la musique avec des formes, et des formes avec de la musique".
Jarre côté rodéo
Le succès du disque est immédiat et spectaculaire. Le monde entier tombe raide dingue de cette musique planante et le disque change la vie de Jean-Michel Jarre à tout jamais. Il devient du jour au lendemain une star, et le parcours qu'il raconte dans son livre est aussi un portrait fascinant d'une époque où une création musicale pouvait agir comme un prodigieux sésame, lui ouvrant les portes les plus improbables.
Au fond, une grande partie de cette biographie est consacrée aux voyages et aux concerts pharaoniques de Jarre aux quatre coins de la planète. Tout le monde s'arrache alors ses live qui rassemblent des millions de personnes en Chine, en Australie, aux USA. Quelque chose d'impensable aujourd'hui.
"Oxygène" est le point de départ de tout cela mais c'est aussi peut-être son aboutissement. Tout le parcours musical de Jarre est une quête constante de ce miracle initial, à tel point qu'il imagine au fil des ans des suites à ce disque, "Oxygène II", "Oxygène III", sans jamais retrouver le panache des débuts. "Quoi que je fasse, ce passé reste présent, un éternel présent", dit-il d'ailleurs lui-même. Et sur le plan artistique, c'est peut-être là que le bât blesse.
Mais ce qui est le plus incroyable dans cette aventure, c'est qu'à partir de là, sa musique devient un passeport pour tutoyer les plus grandes personnalités du monde. Il raconte ainsi ses rencontres avec le Pape, Lady Di, Salvador Dali qui lui commande une musique pour ses funérailles, la Nasa l'invite, l'Unesco fait de lui un ambassadeur de bonne volonté, Swatch lui commande une montre, il prend l'avion avec les plus grands chefs d'Etat. Plus récemment, quand il souhaite enregistrer Edward Snowden, on lui arrange une rencontre en Russie. C'est passionnant de voir à quel point son job de musicien touche rapidement à des questions géopolitiques dont les artistes sont épargnés en général.
Jarre côté mélancolique
Le côté mélancolique, on le découvre dès les premières lignes du livre qui s'ouvre sur la crémation de son père, Maurice Jarre, disparu en 2009. Son père, célèbre compositeur de musiques de films ("Le Docteur Jivago", "Lawrence d'Arabie" ou "Le Cercle des poètes disparus"), a quitté le foyer familial quand son fils avait 5 ans. Un père qui a été un beau salaud. Pingre, d'une froideur totale à l'égard de son fils, absent jusqu'au bout. Ce père, c'est le trou noir, le vide au cœur de la vie de Jean-Michel Jarre. Toute sa vie, il a lutté contre l'idée d'être "le fils d'un type plutôt moche humainement".
Le voyage, alors, l'exploration de nouveaux territoires, l'obsession d'une musique enveloppante, c'est aussi l'expression de ce manque. Une fuite en avant pour ne pas voir le vide. "La musique dans laquelle je mets chaque jour les mains, sensuelle échappée, a été mon errance autant que mon salut, écrit-il encore, et le masque tonitruant de ma solitude".
Regarder devant, penser le futur pour ne pas trop souffrir d'être et d'avoir été, c'est ce qu'on comprend entre les lignes dans cette autobiographie très honnête, très agréable à lire. Avec, en prime pour les geeks et les amateurs de ce genre de choses, des anecdotes sur le monde des synthés et, en fin d'ouvrage, un top 20 des machines qu'il a utilisées.
Nicolas Julliard/olhor
Jean Michel Jarre, "Mélancolique Rodéo" , éditions Robert Laffont, 2019