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Dans le rap actuel, les propos homophobes sont largement tolérés

Bilal Hassani et Alkpote.
Rap et homophobie: en voix de guérison? (avec Ash Calisto, rappeur) / En attendant la gloire / 11 min. / le 2 décembre 2019
Le rap est l'industrie la plus permissive en matière d'homophobie. Pourtant, les choses sont en train de changer. Une prise de conscience est nécessaire chez tout le monde: rappeurs, public et labels.

"Pédé", "pédale", "sodomite", "zèmel"… En 2019, ces termes se retrouvent régulièrement dans des textes de chansons de rap éditées par de grosses maisons de disques. Sans forcément vouloir s’attaquer directement à la communauté LGBT+, ces mots sont le plus souvent des synonymes de "lâche", "traître" ou "sous-homme" et sont néanmoins omniprésents dans l’industrie. Force est de constater qu'aucune autre musique mainstream et actuelle ne mobilise ces expressions aussi souvent. En deviennent-elles anodines pour autant? Des acteurs, issus du monde du rap, LGBT+ ou non, apportent quelques éléments de réponse sur la question.

Des rappeurs homosexuels qui dérangent

"Je ne veux pas écouter quelqu'un qui n’a pas envie que je l’écoute et qui ne m’écouterait pas non plus en retour", explique Ash Calisto, rappeur queer lausannois, en parlant du rappeur Alpha Wann. Dans sa chanson "Stupéfiant et noir", ce dernier déclare que la musique des rappeurs homosexuels le dérange, "comme le voisin quand il tape sa meuf". Cette chanson a énervé Ash Calisto. "On continue à véhiculer la haine à travers une musique qui était, elle aussi, à la base marginale, qui a dû travailler pour être diffusée à la radio, pour s’affirmer et montrer son potentiel. Pourquoi en arrive-t-on à rabaisser les autres minorités?"

>>A écouter: "No Rush" d'Ash Calisto x Vesse

Une homophobie parfois vicieuse

"Il y a des manières de le dire qui me choquent plus que d’autres", poursuit Ash Calisto. "Je pense à 'Baltringue' de Damso. C’est une chanson que je kiffe. Elle parle de quelqu'un qui fuit la mort et qui fuit la vie. La manière dont Damso amène le mot 'Baltringue' ne s’attaque pas à la communauté LGBT+. C'est un mot qui a un certain bagage et qui n’est pas très chouette, mais qui n’est pas là pour nous représenter. En revanche, la finesse des paroles d’Alpha Wann ne me plaît pas, parce que la réflexion qu'il y a derrière est homophobe."

Les soirées et les concerts de rap, pas toujours accueillants envers la communauté LGBT+

Les paroles utilisées dans les chansons de rap ont-elles une influence sur leurs auditeurs et le public lors des concerts? Oui, selon Ash Calisto: "Ce n'est peut-être pas la volonté de l’artiste, mais il y a de la violence dans leurs propos, même si elle est artistique. Cette même violence est souvent véhiculée par le public dans les soirées ou les concerts. Cela arrive souvent de se faire regarder de travers dans ce milieu. J’ai la chance de faire plus d’un mètre 80 et d’être noir, donc je fais peur aussi! Mais je ressens ce malaise lorsque je sors avec mes amis queers."

>>A écouter: "Baltringue" de Damso

Le sociologue français Anthony Pecqueux n’omet pas non plus la probabilité que le rap influence certaines personnes. Selon lui, pour le vérifier il faudrait une enquête sociologique. "C’est la question du passage à l’acte. En France, une affaire fait référence: deux très jeunes adultes qui étaient fascinés par le film "Tueurs nés" d’Oliver Stone se sont livrés à une cavale meurtrière. À la suite de cet évènement, il y a eu un débat et un rapport parlementaire sur les rôles de la télévision, du cinéma, etc. Quels que soient les précautions et le second degré que l’artiste peut prendre, est-ce qu'un déséquilibré pourra passer à l’acte? On ne le saura jamais."

Le rap, la pointe de l’iceberg

Pour Éloïse Bouton, journaliste et militante féministe, le milieu du rap n’est pas le seul coupable lorsqu'il s’agit de banaliser l’homophobie. "Quand j'entends la chanteuse américaine Billie Eilish dire dans sa chanson "Wish you were gay", "je voudrais que tu sois gay" à un garçon qui la rejette pour qu'elle se sente mieux, je ne comprends pas… C’est horrible". Elle poursuit:

Je suis heurtée par les injures du rap, mais je trouve la pop plus pernicieuse encore quand elle fait mine d'être cool.

Éloïse Bouton, journaliste et militante féministe.

La journaliste aussi a dénoncé une certaine hypocrisie médiatique. "Il y a quelque chose de raciste et de "classiste" dans le fait de pointer le rap comme homophobe. Certains politiques et journalistes disent "regardez, ce sont des noirs, des musulmans, des Arabes, des gens qui vivent en banlieue, regardez comme ils parlent des homosexuels !" Parce que vous, vous en parlez mieux peut-être? Est-ce que vous les traitez correctement? Je trouve cela hypocrite."

Toute forme d’homophobie a la même valeur. Il n’y en a pas une plus acceptable qu'une autre.

Éloïse Bouton

Selon Anthony Pecqueux, sociologue et auteur de "Voix du rap. Essai de sociologie de l'action musicale", le rap a le droit d’employer un second degré à géométrie variable. "Dans le rap, l’auteur est forcément interprète. On s’attend alors à une certaine correspondance entre les deux. Or, il y a un troisième acteur: le nom de scène. Aucun rappeur ne rappe sous son identité réelle, de fait il joue un rôle. Il y aura fatalement des allées et venues entre l’auteur et le rôle qu'il joue. Ce qui pose un problème, c’est qu'on veut toujours quelque chose qui soit stable, alors qu'avec le rap, on est dans l’ambivalence."

Les labels ou la logique de l'argent

En plus des rappeurs et de leur public, il y a les labels. Comment des multinationales de la musique peuvent-elles diffuser des sons remplis d'expressions homophobes? Anthony Pecqueux explique: "Leur but est de faire parler de leurs artistes, en bien ou en mal. L’industrie des musiques populaires a toujours joué sur ce registre du choc, lié aux cultures populaires et à leur propre approche de la sexualité. La vie affective dans les cités est extrêmement complexe. Elle ne se résume pas aux tournantes dans les caves et à l'homophobie."

La rappeuse française Casey vise elle aussi la responsabilité de l’industrie musicale: "C’est la seule musique qu'on laisse être homophobe. Le rap n'existe pas que par lui-même, c’est d’ailleurs la plus grosse industrie musicale. Si ces paroles sont tout à fait répréhensibles, on peut se demander qui est derrière la machine? Je te parle de grosses sociétés, pas d’indépendants. Pourquoi l'homophobie n’est-elle pas grave quand elle sert l'industrie? Tout est indexé autour de la thune."

>>A regarder: "Pas à vendre" de Casey

Le rap est-il (enfin) prêt pour l’homosexualité?

Le cas de Lala &ce reste sans précédent: lesbienne et métisse, elle est parvenue à percer dans le rap en touchant un large public. "Je pense que le rap commence à être prêt. C'est aussi un reflet de la société qui accepte de mieux en mieux l'homosexualité. Quand le son est bon, qu'importe! Il n’y a pas de raison de dire 't’es gay, tu ne peux pas faire du rap'", dit-elle.

Pourtant, depuis que le rappeur superstar Américain Lil Nas X a fait son coming out, les commentaires homophobes fusent sur internet et certains ex-fans déclarent ne plus l’écouter. Le même phénomène avait été observé lors du coming-out du chanteur Frank Ocean. Lala &ce ne comprend pas: "J’ai aussi des potes qui m’ont dit ça. Mais pourquoi? Cela ne change rien, le mec ne va pas venir te chercher! Comment peut-on arrêter d’écouter quelqu'un simplement parce que sa vie personnelle est différente de la sienne?"

Depuis, Lala &ce a fait le tri autour d’elle. Elle a aussi quitté la France pour l’Angleterre. A la base, c’était pour les études, mais elle ressent une vraie différence en matière d’ouverture d’esprit: "Ils sont très ouverts. Ils se fichent de la vie des autres, c’est ça que je kiffe. Cela m’a permis d’être moi-même et de me trouver."

>>A regarder: "Bright" de Lala &ce

Casey pense elle aussi que les choses changent: "Ce qui est important, c’est de déconstruire la norme: blancs, hétérosexuels, privilégiés, éduqués. C’est elle, qui sûre de son bon droit, pourrit la vie de tout le monde. La société est beaucoup plus fluide et moins figée qu'on ne le pense. Les hybrides font tout aussi bien fonctionner la société. Pourquoi cette norme s'octroie-t-elle autant de pouvoir? On se fiche de ce que les gens font ou aiment. Pourquoi est-ce si important?"

Propos recueillis par Geos/Laura Chaignat

Adaptation web: Myriam Semaani

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Bilal Hassani et Alkpote, duo choc ou coup de pub?

Il y a quelques mois sortait la chanson "Monarchie absolue", une collaboration entre le chanteur Bilal Hassani, porte-parole de la cause LGBT+, et le rappeur Alkpote qui, il n'y a pas si longtemps encore, était ouvertement homophobe. Même si on n’efface pas ce qu'on dit en un claquement de doigts, ce duo reste symboliquement fort et fait avancer l'acceptation de l'homosexualité dans le milieu. Autre raison de se réjouir: "Monarchie absolue" est un succès commercial.