Les yeux bandés, les doigts pointés vers l'avant, les femmes scandent ces mots: "le violeur, c'est toi, ce sont les flics, les juges, l'Etat, le président". La chorégraphie a été reproduite devant le palais présidentiel de la Monnaie ou encore devant le Congrès chilien.
Les manifestantes dénoncent les féminicides, les viols, l'impunité des coupables et, de façon générale, le patriarcat et le système qui permet ces violences. "Et le coupable, ce n'était pas moi, ni où j'étais, ni comment je m'habillais", crient en choeur les féministes chiliennes en se baissant, les mains derrière la tête. "L'Etat oppresseur est un macho violeur", poursuivent-elles en levant les poings vers le ciel.
Un écho mondial
En seulement quelques jours, des féministes du monde entier s'emparent de la performance. Elles l'adaptent, la traduisent en partie. La chanson résonne dans le monde entier. Les féministes américaines reprennent même la chorégraphie devant le tribunal où se déroule le procès du producteur Harvey Weinstein, accusé d'agressions sexuelles.
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Comme il s'agit d'une chorégraphie, les gestes utilisés sont très symboliques et font écho à d'autres luttes féministes. Ils représentent "de véritables signatures visuelles", explique Cecilia Baeza, professeure franco-chilienne à Sciences Po Paris, qui décrypte le déroulement de la chorégraphie: "On les voit à plusieurs moments faire un geste comme si elles s'asseyaient. C'est le geste des femmes qui sont détenues par la police. Au Chili, dans un contexte de protestation sociale de dimension inédite, les femmes arrêtées doivent se déshabiller. Nues sans justification, elles sont contraintes à effectuer des exercices où elles doivent se lever, s'asseoir, se lever, s'asseoir. Cette symbolique puise dans la mémoire de la violence de l'Etat chilien, la violence policière en particulier."
Le foulard et le bandeau
Le foulard vert autour du cou est celui de la mobilisation des femmes argentines pour le droit à l'avortement libre, gratuit et sûr. Le bandeau noir sur les yeux? Assurément le symbole le plus fort de cet hymne, relève Cecilia Baeza. Il fait référence à l'invisibilisation très longue de la question des violences faites aux femmes. Enfin, les vêtements assez provocants portés par ces femmes résonnent avec les paroles de l'hymne, qui expliquent que les habits qu'elles portent ne sont jamais une invitation à les agresser sexuellement.
La mise en contraste de tous ces éléments, les yeux bandés, les vêtements, les foulards verts, envoie un message extrêmement puissant.
Les paroles scandées rajoutent un côté solennel, comme une prière. Comme si l'on n'avait pas envie d'être mélodieux pour parler de la violence. Une composante rare, qui pourrait expliquer la viralité de la performance de Las Tesis. Dans le répertoire militant féministe, il n'y a en effet pas de trace de texte scandé, mais plutôt des chansons ou des chants révolutionnaires adaptés, comme ce fut le cas de l'hymne du Mouvement de libération des femmes en 1968.
Un hymne dans l'esprit du temps
Certains pays ont une très longue histoire de la chanson engagée, qui a elle aussi traversé les frontières dans les années 1970-1980. Mais les initiatrices du mouvement actuel ont véritablement saisi l'esprit du temps, explique Cecilia Baeza. "Il est frappant de constater comment elles parviennent à réconcilier une forme de discours savant, de le politiser et de le rendre en même temps populaire et accessible."
Elles saisissent un moment très particulier où toute une génération de femmes est en train de rompre le silence sur un certain nombre de violences.
"Tout ce débat-là est incroyablement bien représenté symboliquement par cette chanson. Et je crois qu'il y a une forme d'opportunisme d'avoir su saisir l'esprit du temps à l'échelle globale", conclut Cecilia Baeza.
Miruna Coca-Cozma/mh