"J’avais pris des vacances avec ma famille du côté d’Istanbul. On m’a parlé d’une rue pleine de gramophones". L’accent fleure bon les montagnes de Virginie. Christopher C. King est l’un des collectionneurs majeurs de la musique américaine en 78 tours. Blues, country, musique cajun, polka, ragtime… tout ce qui a pu faire guincher les Américains avant-guerre. Avec un collectionneur, le hasard n’existe pas. Ces personnages ont l’odorat du loup affamé. Cachez une pile de disques au fond d’un arrière-magasin balkanique, ils vont la dénicher. Inévitablement.
Et c’est ainsi, dix ans plus tôt, que Christopher C. King découvre un univers: les musiques grecques d’Epire du Nord et d’Albanie du Sud. Soit des chanteuses qui font dresser les poils, des clarinettistes funambules et des violoneux qui semblent avoir pactisé avec le démon. Comme un certain bluesman de légende nommé Robert Johnson.
Une histoire de migrations
La suite est une histoire d’amour inconditionnel, une quête minutieuse à la recherche du moindre indice laissé par ces saltimbanques à chapeau feutre dans les années 20, 30 et 40. Christopher C. King ne cesse de quitter sa pastorale Virginie pour arpenter les rues de Tirana, de Ioannina, d’Istanbul ou d’Athènes.
Parfois ce sont les villes portuaires d’Amérique qui lui révèlent des trésors cachés. L’histoire des Grecs et des Albanais est aussi une histoire de migrations, de transatlantiques et de musique que l’on conserve aussi précieusement qu’un passeport, un tapis ou une icône. "Cette traque m’a envoûté et m’a même coûté mon mariage" résume le limier américain.
Cette traque a aussi rapporté ceci: de fabuleuses rééditions de musique grecque auprès du label Third Man Records, la maison de disques du rocker Jack White; l’estime du dessinateur culte Robert Crumb qui lui livre des pochettes de disques aux petits oignons; la publication d’un livre passionnant ("Lament from Epirus", chez Norton); l’édition ces jours-ci de 84 musiques albanaises, instrumentaux et chansons, rassemblées et commentées sur 4 CD sous le titre "Songbirds – Albanian music from 78s 1924-1948".
Des voix perdues
On découvre enfin les frères Asllani, la chanteuse Hafize ou encore la mystérieuse Riza Bylbyli, autant de voix perdues qu’avaient naguère capturées les producteurs itinérants des firmes Columbia ou La Voix de son maître.
Comment ont réagi les Albanais face à cet Américain à grosse voix qui leur exhume leur passé musical? "J’ai été très touché. Certaines vieilles personnes ont fondu en larmes à l’écoute de ces enregistrements qu’elles n’avaient plus entendus depuis 60 ans. C’était toute leur jeunesse qui réapparaissait subitement", raconte le producteur. "Faleminderit, Mister King".
Thierry Sartoretti/mcm
"Don’t trust your Neighbors, Early Albanian Traditional Songs & Improvisations, 1920s-1930s”, LP, Hinter Records 2011
“Lament from Epirus”, livre chez Norton, 2018
"Songbirds", 4 CD, JSP records, 2020