Une remontée du cours du Rhin en musiques

Tout au bout de la Suisse, tout au bout des Grisons, tout au bout de la vallée de la Surselva, c'est la naissance du Rhin. Le gargouillis dévale ensuite les flancs alpins vers le Lac de Constance. Après quelques kilomètres à peine, il passe le village de Rueun, chez Corin Curschellas.

Après avoir chanté sur toutes les scènes du monde, de New York à Paris, la chanteuse romanche s'est installée dans la maison de son enfance: "Quand on est ainsi sur les bords du Rhin, on laisse voguer ses pensées: comme la rivière sonne, comme elle chante, ce qu'elle raconte, selon le temps qu'il fait, la saison, il est chaque fois un autre. Et il a déjà enflé, il est devenu énorme et a arraché des ponts. Ici, on a des chansons qui racontent ces malheurs: les avalanches de boue, quand le Rhin enfle à cause de la pluie".

RTS - Alain Croubalian

Et la chanteuse de poursuivre: "On sait aussi que l'eau est conducteur. Elle transmet aussi beaucoup d'informations. Quand je regarde au fond de l'eau, j'ai des pensées, des idées. Mais ce ne sont pas les miennes. Elles m'ont été suggérées, elles coulent à travers moi. Le mot Rhin veut sans doute dire l'eau en romanche".

Le Rhin a dévalé les Alpes, a longé le Liechtenstein avant de se jeter dans le Lac de Constance. Il sortira calmé, mais armé d'une nouvelle force tranquille.

Comme le rock des Schaffousois de Der Böse Bub Eugen. À l'orée des années 1980, Stefan Rämming et ses musiciens ont décomplexé le rock suisse en province, depuis la seule ville suisse en deçà de la frontière naturelle qu'est le Rhin.

Eugen

"Le Rhin comme lieu était important pour le groupe. On était souvent au bord de l'eau, on avait une barque, on y passait notre temps libre, indique Stefan Rämming. Le Rhin, l'eau qui s'écoule sans cesse avait aussi une influence au niveau des textes des chansons. Et sur un plan personnel, cela nous maintenait ensemble. C'était aussi un endroit pour l'amitié, un endroit pour l'amour avec les filles".

On peut se demander si le Rhin est vraiment un trait d'union, une voie de communication privilégiée ou plutôt une barrière infranchissable. Sur les six pays qu'il arrose sur ses 1233 km, près de mille kilomètres ressemblent à s'y méprendre à un mur.

Les Français et les Allemands se tiennent dos à dos depuis des siècles et le Rhin semble hermétiquement scellé: rien ne passe culturellement. Malgré toutes les ressemblances régionales et la fascination de l'autre, le Rhin est aussi une profonde césure dans la psyché européenne.

Thomas Bohnet est DJ de musique française, en Allemagne. Depuis vingt ans, il joue uniquement de la musique française pour des publics germanophones, mais visiblement francophiles. "Enfant, la France n'a joué aucun rôle pour moi. Juste un petit peu: j'entendais de la variété française, France Gall et Françoise Hardy, mais germanisée. Elles chantaient toutes en allemand à la radio. Il y avait peut-être quelques disques à la maison, je ne me souviens plus. Mais j'ai toujours trouvé dommage qu'on n'entende rien de la France".

DR

Technique et musique ont toujours fait bon ménage sur les bords du Rhin. La première guitare électrique a été inventée par un certain Monsieur Rickenbacker qui a fui Bâle et la famine de 1890. En Californie, il a conçu "The Frying Pan", la poêle à frire, la première guitare électrique: une guitare hawaïenne.

Il y a aussi la première console de lumière du Zurichois Fritz von Ballmoos, pas loin de là à Trossingen, en Allemagne, les Harmonicas Hohner ont produit le son du blues américain. Et peut-être est-ce parce que Bâle est un port qui aspire au grand large que la musique hawaïenne y est tellement populaire.

La grande idole du jeune laborantin de chimie et guitariste Walter Roost n'était pas hawaïenne, mais hollandaise: The Kilima Hawaians plus haut sur le Rhin. Il fonde The Hula Hawaians en 1945, groupe bâlois qui déferle avec succès sur les bords du Rhin. Ils signent le premier succès de rock'n'roll suisse, "Chimpanzee rock", un 78 tours de 1957.

Et les Hula Hawaians jouent toujours. Dans leur club privé. Le Hula Club ouvre tous les mardis soirs depuis quarante ans.

Keystone - Melanie Duchene

Bâle est à la croisée des chemins. Technique et musique. Mais aussi techno et musique arabe. Pat Jabbar, producteur novateur, a mélangé rythmes et chants traditionnels marocains à sa techno très européenne. Son label Barraka El Farnatachi Productions est mondialement admiré. Sapho, Nina Hagen, Natacha Atlas et groupes du crû y ont été hebergés.

Strasbourg, été 1518. Dans les rues étroites de la ville et sur les places, des dizaines de personnes dansent frénétiquement au rythme de tambourins, violes et cornemuses. Mais l'atmosphère n'a rien de festif.

Les scènes sont terrifiantes. Les femmes, hommes et enfants atteints de cette étrange manie dansante apparue d'on ne sait où implorent de l'aide, mais ne peuvent s'arrêter. Ils sont en transe. Ils ont le regard vague; le visage tourné vers le ciel; leurs bras et jambes animés de mouvements spasmodiques et fatigués. Jusqu'à quinze danseurs succomberont quotidiennement.

Les autorités feront d'abord engager un orchestre pour accompagner les danseurs jour et nuit. Mais cela favorise la propagation du virus. Ils retournent leur cuti et feront des prières à Saint Guy.

Keystone - Reto Gisin

On a quitté les bords immédiats du Rhin pour s'approcher de la ligne bleue des Vosges. Saintes-Marie-aux-Mines a d'abord résonné du bruit des mines d'argent, puis au XIXe siècle au son des milliers de métiers à tisser. Et aujourd'hui, c'est la chanson française qui vient se ressourcer dans les Vosges.

Rodolphe Burger y a rénové la chanson française mais se voit comme un "Aussenseiter", un outsider fasciné par l'espace germanique.

Dès les années 1980 au sein de son groupe Kat Onoma, puis avec Alain Bashung et Jacques Higelin qui ont grandi en Alsace, avec Rachid Taha qui a grandi à Saintes-Marie, ou avec les cousins Charlélie Couture et Tom Novembre quelques kilomètres plus loin, qui eux aussi prennent le français en bouche comme des Saxons, il a innové en chanson.

AFP - Guillaume Souvant

Entre rock français et philosophie allemande, le coeur de Rodolphe Burger balance. Lui le rockeur littéraire français par excellence, qui a enseigné la philosophie à St Louis à la frontière bâloise mais qui est rarement invité à jouer en Allemagne.

Dans la friche de l'après-guerre. Sur les gravats encore brûlants naît le miracle économique allemand. Mais le poids du passé oppresse la jeunesse. Elle se souhaite un monde nouveau et en invente déjà la bande-son. Les synthétiseurs ouvrent des mondes vierges de tout passé. Stockhausen démantèle les hymnes nationaux et le free jazz répond aux aspirations de liberté.

David Bowie trône au sommet des hit-parades en ce début des seventies. En tournée, il vient de traverser l'Europe avec son pote Iggy Pop, dans sa Mercedes décapotable noire, le même modèle que Hitler. Debout dans son manteau en cuir, quand il salue la foule le bras tendu, on lui prête des tendances fachistes. Mais Bowie, fatigué du rock américain et de la cocaïne, cherche quelque chose de nouveau et entend Neu!.

Entre musique répétitive et industrielle, le duo guitare et batterie dégage une urgence punk avant l'heure qui influencera jusqu'au Sex Pistols. Mais ce soir dans la pénombre du studio Hansa à Berlin, Bowie attendra en vain la venue de Neu!.

AFP - John MacDougall

Michael Rother et Klaus Dinger avaient commencé avec Florian Schneider sous le nom de Kraftwerk. L'autre grand nom de la musique de Düsseldorf. La parenté de la musique rhénane et de la technique atteignait son apogée avec Kraftwerk: les "Mensch-Maschine" et les synthétiseurs régnaient en maîtres.

L'histoire du rock aurait pu être beaucoup plus rhénane. Si Neu! avait vraiment rejoint Bowie au studio à Berlin.

Le Rhin a pris ses aises large et, rectiligne, il aborde le coeur de l'Allemagne en passant par Mayence, Francfort et Hanau où sont stationnés les soldats américains. C'est là que le rock'n'roll a débarqué en Europe. L'Allemagne comme une porte d'entrée.

Les G.I.'s américains d'origine afro-américaine avaient avec eux leurs disques. Les Race Records, les albums de musique black. Les juke-box des Gaststätte et les Pilsstube du Rheinland-Main en étaient truffés.

Marc Littler, cinéaste allemand d'origine sud-africaine, a grandi en Caroline du Nord mais aussi à Offenbach, à quelques encâblures des bases américaines. Il se souvient: "Les G.I.'s noirs ont amené leurs disques forcément: des disques enregistrés pour un public noir. Si dans les années 1920 les blancs les écoutaient aussi, ils ne voulaient pas que ça se sache au vu la ségrégation!"

Un certain Elvis se retrouvera enrôlé à Hanau et assurera la popularité définitive du rock'n'roll en Allemagne. Premier pays au monde conquis par le groove du rhythm'n'blues.

AFP - Farabola/Leemage

Cela doit être la beauté de sa voix. Ou le mal qu'elle cause. Probablement l'alliance des deux.

Guillaume Apollinaire, Chostakovitch, Heinrich Heine l'ont mise en musique. Jacques Higelin et Trenet, Ella Fitzgerald, comme The Pogues, Véronique Sanson, Nina Hagen et Thiéfaine ont aussi chanté la Loreleï. La légende de la jeune fille aux cheveux d'or qui trône sur un rocher en Rhénanie Palatinat. Une nixe qui envoûte les marins par son chant.

Les rapides au pied du rocher transforment le calme fleuve en coupe-gorge. Il réduit sa largeur d'un tiers. Le chant de la sirène sur le rocher et les éperons rocheux à fleur d'eau laissent peu de chance aux marins de ne pas s'échouer. Il y a à peine 20 mètres de passage.

AFP - Daniel Roland

Il y a aussi la légende des sept vierges qu'on a noyées. Elles se sont transformées en rochers et coulent les barques pour se venger des marins.

Les innombrables châteaux qui truffent littéralement les berges ont inspiré les romantiques. Mais ils ont surtout été autant de postes de contrôles militaires et douaniers qui au cours des siècles ont rendu les transports sur toute la longueur du fleuve compliqués et coûteux, en plus de périlleux. Jusqu'à la réglementation du trafic dans l'accord historique du Mannheimer Akte, il y a 140 ans. Le premier document officiel de l'Europe.

Un voyage de 1233 kilomètres. Après avoir dévalé les Alpes grisonnes en jeune ruisseau colérique, traversé le Lac de Constance, longé le Liechtenstein, plongé près de Schaffhouse, viré sec à Bâle, il se dresse sur plus de mille kilomètres comme un Rubicon infranchissable entre la France et l'Allemagne, entre deux cultures qui s'ignorent souvent au son des tubas, des trompettes et des synthétiseurs. Après avoir parlé six langues dans six pays, le Rhin s'effiloche en quatre bras hollandais pour se jeter dans la mer du Nord.

Les industries textiles le long du Rhin ont favorisé la chimie et les voyages exotiques, chimiques et musicaux, les mélanges, l'invention de l'Université, l'imprimerie. C'est le génie européen qui hante les eaux du Rhin avec les nixes et les saumons. Les fées du Rheingold de Wagner planent sur les cabarets des ports de Mannheim où les marins ne s'arrêtent plus. Ils naviguent de Bâle à Rotterdam en deux jours et deux nuits. Sans s'arrêter. On n'arrête pas le progrès.

Et les ports du Nord, que ce soient Rotterdam mais aussi Amsterdam et Hambourg, sont à la fois des points de départ vers des horizons lointains, les Amériques et les embouchures par lesquelles se déversent les nouvelles du monde: denrées et musique, rock'n'roll compris. Depuis Rotterdam, l'accordéon allemand et les valses viennoises ont conquis le Mexique. Le Beatle John Lennon disait volontiers qu'il était né à Liverpool, mais qu'il était devenu adulte à Hambourg.

AFP - Collection Particuliere Tropmi / Manuel Cohen