Ryuichi Sakamoto, de pop star électro à compositeur de BO

Grand Format

AFP - Joel Saget

Introduction

Que ce soit avec le Yellow Magic Orchestra dans les années 1970 ou avec les musiques de film qu'il compose, Ryuichi Sakamoto marque de son empreinte la musique actuelle depuis près de cinquante ans. Mais qui est ce compositeur japonais peu connu du grand public en Occident?

Chapitre 1
Un artiste confiné mais présent

Youtube

En février 2020, on apprenait que la 73e édition du Locarno Film Festival rendrait hommage à Ryuichi Sakamoto en lui remettant le Vision Award Ticinomoda.

Entre temps, le COVID- 19 est passé par là. Et le festival tessinois, qui se tient du 5 au 15 août a dû se réorganiser pour une édition restreinte et en grande partie en ligne. Ainsi, le célèbre compositeur japonais n'a pas foulé la Piazza Grande le 6 août pour recevoir son prix, qui lui sera vraisemblablement décerné l'année prochaine.

Ryuichi Sakamoto est actuellement à Manhattan où il réside depuis quelques années. Durant toute cette période de confinement, il a partagé sur internet de nombreuses musiques. Intitulée simplement "Playing the Piano for the Isolated", la vidéo d'un concert qu'il a enregistré dans l'intimité à Tokyo en avril, a déjà été vue 400'000 fois sur YouTube depuis sa mise en ligne le 16 mai dernier.

Installé au piano, le musicien nippon y joue de nombreux morceaux composés durant sa carrière et invite même pour quelques morceaux Hidejiro Honjoh, son ami, prodige du "shamisen", cet étrange instrument à cordes utilisé en musique japonaise.

Le concert se termine sur l'air qui a lancé la carrière de compositeur de musique de film de Sakamoto: la fameuse BO de "Furyo", film de Nagisa Oshima sorti en 1983.

Chapitre 2
Yellow Magic Orchestra, précurseur de la techno

Né en 1952, Ryuichi Sakamoto a commencé sa formation de pianiste et de compositeur très jeune. Fasciné par la musique impressionniste de Claude Debussy, il apprécie également le rock, les Beatles ou les Rolling Stones. Une ouverture d'esprit qu'il gardera tout au long de sa carrière.

A Tokyo, il étudie la composition et la musique électronique et ethnique dans la prestigieuse Université des beaux-arts et de la musique. Des années d'apprentissage qui font de lui un virtuose des instruments électroniques et développent son goût sûr pour les mélodies charmeuses et entêtantes.

Son premier album solo sort en 1978. La même année, il fonde avec Haruomi Hosono et Yukihiro Takahashi, un groupe de synthpop. Influencé par Kraftwerk, Yellow Magic Orchestre (YMO) mélange instruments et machines et devient une référence pour toutes celles et ceux qui s'intéressent à cette musique électronique qui commence à déferler.

Véritable phénomène au Japon, le groupe connaît rapidement un succès international grâce à des titres comme "Tong Poo" ou "Computer Game".

Sortie en 1979, leur chanson "Behind the Mask" connaît plusieurs reprises par des musiciens célèbres comme Eric Clapton. Michael Jackson la retravaille aussi et veut la mettre sur son album "Thriller" avant d'y renoncer pour des questions de droits. Il faudra attendre 2010 et la sortie d'un album posthume du roi de la pop pour pouvoir entendre sa version du tube de YMO.

Interviewé par le Financial Times en 2020 à propos du succès de "Behind the Mask", le compositeur japonais indiquait "Je ne sais pas exactement ce qui a attiré les Occidentaux vers cette chanson... une certaine essence de rock'n'roll, l'harmonie, la phrase, le tempo, une certaine combinaison. C'est tout à fait extraordinaire pour moi."

En 1984, les membres du groupe reprennent leur carrière solo laissant YMO de côté.

Chapitre 3
"Furyo": première BO, premier succès

National Film Trustees / Cineven / Collection ChristopheL via AFP

En solo, Ryuichi Sakamoto continue d'explorer et d'innover. Aux débuts des années 1980, le cinéaste Nagisa Oshima ("L'empire des sens") le sollicite pour composer la musique de son prochain film "Furyo" (connu en anglais sous le titre: "Merry Christmas, Mr. Lawrence").

Un premier essai qui se transforme directement en coup de maître pour le musicien japonais. Son mélange de pop sirupeuse et de percussions traditionnelles asiatiques distillé avec une pointe de rock anglais crée une opposition réussie entre tradition et modernité.

Et ça plaît! Son travail est récompensé d'un BAFA (British Academy Film Award) de la meilleure musique originale.

Dans "Furyo", Ryuichi Sakamoto joue également un des deux rôles principaux aux côtés d'un autre musicien, et pas des moindres puisqu'il s'agit de David Bowie.

De gauche à droite: L'acteur David Bowie, le producteur Jack Thomas, le réalisateur Nagisa Oshima et l'acteur et compositeur Ryuichi Sakamoto. Pour le film "Merry Christmas, Mr. Lawrence" ("Furyo"), à Paris en mai 1983. [AP/AFP - Jacques Langevin]
De gauche à droite: L'acteur David Bowie, le producteur Jack Thomas, le réalisateur Nagisa Oshima et l'acteur et compositeur Ryuichi Sakamoto. Pour le film "Merry Christmas, Mr. Lawrence" ("Furyo"), à Paris en mai 1983. [AP/AFP - Jacques Langevin]

"Furyo" (littéralement "prisonnier de guerre") se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale, quelque part dans la touffeur intolérable de l'île de Java. On assiste à une romance sado-maso qui ne dit pas vraiment son nom, sur fond de torture physique et psychologique, d'affrontements et de chocs culturels.

Dans son rôle du capitaine Yonoi, redoutable responsable du camp de prisonniers, la froideur et le flegme de son jeu d'acteur font mouche.

Malgré cette première expérience réussie et une scène mémorable où David Bowie lui vole un baiser, le compositeur japonais n'apparaîtra plus à l'écran qu'à de rares occasions.

Chapitre 4
Quarante ans de collaboration avec le 7e art

Getty Images - Thomas Niedermueller

Ce premier succès lui ouvre les portes du monde du cinéma. En presque quarante ans d'activité dans ce secteur, il travaille avec de nombreux metteurs en scène de renom.

Parmi ceux-ci, Bernardo Bertolucci pour qui il compose la musique de trois films "Le Dernier Empereur" (1987), "Un thé au Sahara" (1990) et "Little Bouddha" (1993).

"Le Dernier Empereur", gorgé de musiques chinoises plus ou moins authentiques, signées Sakamoto, Byrne, Cong Su ou encore Puccini, est récompensé d'un Oscar et d'un Grammy Award de la meilleure musique. Des récompenses que Ryuichi Sakamoto partage avec les deux autres compositeurs de cette BO.

Des musiques à la gloire de la puissance de l’Empire du Milieu arrangées par ce surdoué, passionné à la fois de musique classique et de pop, et capable de bâtir des ponts sonores entre l'Orient et l'Occident.

Mon compositeur préféré, c’est Claude Debussy, qui n’a jamais rien écrit en fortissimo. Ma musique refuse de s’exprimer de façon trop affirmative: elle n’aime pas se défouler. Elle préfère l’entre-deux qui sépare le son du silence, ainsi qu’une certaine complexité d’émotions, quelque chose d’irrésolu, de suspendu, qui ne va pas toujours tout droit d’un point à un autre.

Ryuichi Sakamoto, compositeur [Interview pour CQ magazine en 2017]

Au départ essentiellement électroniques, ses BO s'orientent petit à petit vers de la musique purement acoustique.

En 1991, c'est le réalisateur espagnol Pedro Almodovar qui fait appel à lui pour "Talons aiguilles", puis Brian de Palma pour "Snake Eyes" (1998) et "Femme fatale" (2002). Un film dans lequel le compositeur détourne le fameux boléro de Ravel.

>> A écouter: l'émission "Les Années lumière" consacrée à Ryuichi Sakamoto :

Le compositeur japonais Ryuichi Sakamoto en 2016. [AFP - Joël Saget]AFP - Joël Saget
Années lumière - Publié le 2 août 2020

Chapitre 5
Un revenant à plus d'un titre

Photo12 via AFP - New Regency Pictures/20th Centur

En 2014, on diagnostique un cancer de la gorge à Ryuichi Sakamoto. Le musicien nippon stoppe ses activités durant de longs mois pour se soigner.

L'année suivante, le réalisateur mexicain Alejandro González Iñárritu fait appel à lui pour un film au titre évocateur à cet instant de la vie du compositeur japonais. "The Revenant" met en scène Leonardo DiCaprico qui joue le rôle poignant d’un trappeur laissé pour mort dans un environnement extrêmement hostile.

Créée par Sakamoto avec l'aide de Carsten Nicolai et Bryce Desnner, la partition palpitante de "The Revenant" est un patchwork de sons orchestraux et électroniques. Une manière de refléter le chaos de cette nature imprévisible, thème central du film.

La BO de "The Revenant" a été nommée aux Grammy Awards et aux Golden Globes en 2016.

L'âme musicale de Ryuichi a imprégné "The Revenant" et le film respire entre ses notes et les sons et silences de la nature

Alejandro González Iñárritu, réalisateur de "The Revenant"

Chapitre 6
Un touche-à-tout de génie

Yomiuri / The Yomiuri Shimbun via AFP - Yashushi Wada

Depuis 1978, Ryuichi Sakamoto a enregistré huit albums avec Yellow Magic Orchestra, une vingtaine en solo et plus de trente musiques de film.

Lui qui a toujours aimé se frotter à tous les genres musicaux, n'hésite pas à se plonger dans la world music lorsqu'elle débarque aux débuts des années 1990, puis c'est le rap, la house ou même la bossa-nova qui l'intéressent. Il collabore également avec de nombreux artistes: Youssou N'Dour, Iggy Pop, Cesária Évora, Caetano Veloso ou encore Robert Wyatt.

Ajouté à cela, de nombreux projets parallèles qui vont d'un thème musical pour les JO de Barcelone en 1992 à la BO d'un épisode de la cinquième saison de la série "Black Mirror" en 2019 en passant par la création d'un opéra multimédia en 1999 ou l'élaboration des sonneries du Nokia 8800 sorti en 2005... Impossible de lister toutes les créations de ce touche-à-tout de génie.

Il continue à créer encore et toujours avec cette envie d'explorer de nouveaux horizons musicaux comme lorsqu'il se rend en Arctique pour enregistrer le son de la fonte des neiges.

Ce que je veux faire maintenant, c'est de la musique libérée des contraintes du temps.

Ryuichi Sakamoto en 2019

Récemment, le musicien a lancé sur sa chaîne YouTube une série audiovisuelle appelée "Incomplete" qui propose une musique douce et méditative sur des visuels réalisés par le collectif d'art new-yorkais Zakkubalan. Après avoir combattu un cancer et en pleine pandémie du COVID-19, Ryuichi Sakamoto avait besoin d'exprimer et de partager par la musique son état d'esprit du moment.

"En ces temps où les choses ne sont pas "normales", je voulais documenter les sensations que je ressentais. J'ai invité quelques-uns de mes amis musiciens à faire ça avec moi. Je voulais partager les résultats avec vous tous", explique Sakamoto sur sa chaîne YouTube. Parmi les autres contributeurs, on trouve Alva Noto, Lenzan Kuda ou encore Christian Fennesz.