Après guerre, elle est déjà l'égérie de Saint-Germain-des-Prés et LA muse de l'existentialisme. Mais Juliette Gréco ne veut pas se contenter d'être qu’une personnalité du décorum artistique parisien. Cela tombe bien, un de ses amis, a décidé en 1949 de rouvrir le fameux cabaret Le Boeuf sur le toit, repaire de Jean Cocteau, et parvient à la convaincre d'y chanter.
Si au début, Gréco ne sait que chanter, elle peut compter sur son ami Jean-Paul Sartre pour lui soumettre plusieurs poèmes. C'est ainsi qu'elle choisit "Si tu t’imagines" de Raymond Queneau et "L’Eternel féminin" de Jules Laforgue. Alors que Sartre lui offre "La Rue des Blancs-Manteaux" écrit pour "Huis clos" et lui présente le compositeur Joseph Kosma. "La Rue des Blancs-Manteaux", qui évoque la haine des exécutions capitales et la barbarie des bourreaux, résonne immédiatement aux oreilles d'une Juliette Gréco qui à 16 ans a été enfermée par la Gestapo au début de l'Occupation.
Chansons surréalistes
Cinq jours plus tard, grâce à ses amis de renom bienveillants, la chanteuse fait ainsi ses débuts devant un public de choix (Sartre, Beauvoir, Cocteau, Camus, Marlon Brando). Elle ajoute ensuite à son jeune répertoire "La Fourmi" de Robert Desnos et "Les Feuilles mortes" de Prévert (musiques de Kosma).
"La Fourmi", saynète amusante en dix vers, a donné du fil à retordre à Gréco. Elle doit y injecter toute sa verve en une minute chrono pour restituer les mots imagés du défunt Desnos, emporté par le typhus dans un camp de concentration en 1945. "Une fourmi de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête, ça n'existe pas", dit notamment la chanson rêveuse et surréaliste que Gréco utilise désormais comme une récréation absurde dans ses spectacles de chanteuse à textes littéraires.
Elle emporte d'abord la chanson sur la Côte d’Azur puis au cabaret parisien très prisé la Rose rouge avant de faire voyager "La Fourmi" et le reste de son répertoire récent au Brésil. En 1949, Gréco a aussi enregistré le célèbre "Si tu t'imagines", sur une composition de Kosma encore sur fond de guitare et d'accordéon enrobant la voix sarcastique de Gréco. Le poète Queneau y interpelle une séduisante garce que l'on imagine être son amoureuse par le terme ironique, "Fillette", s'amusant "à créer un mélange de Lolita et de son futur personnage, Zazie, dans un langage à la fois paillard du XVIe siècle et argotique du XXe siècle".
Vedette en peu de temps
Cette entrée en chanson remarquée et remarquable de Gréco va déboucher en 1951 sur l'enregistrement de son premier véritable album qui comprend "Je suis comme je suis" (Prévert/Kosma), l'une de ses chansons fétiches. Initialement destinée à la comédienne Arletty qui en fredonne un couplet dans "Les enfants du paradis", la chanson originale dresse le portrait d'une femme défaite aux yeux cernés, aux seins trop durs, aux talons trop hauts qui vante tout de même son caractère volage. Mais Gréco va en atténuer les traits pour chanter une femme aux lèvres trop rouges, aux dents trop bien rangées, au teint beaucoup trop clair et aux cheveux trop foncés. Autant de défauts somme toute acceptables pour la vedette qu'elle est devenue sur scène en peu de temps.
En 1954, pour couronner son entrée en chanson qui voit sa longue silhouette noire aussi fouler l'Olympia en vedette, Gréco va recevoir le Grand prix de la Sacem pour le mythique "Je hais les dimanches", chanson de Charles Aznavour. L’existentialisme qui l'a vu naître s'essouffle mais Gréco, qui entre-temps a encore chanté "La Fiancée du pirate" avant de graver sa seconde peau en 1961 avec "Jolie môme", va rester muse longtemps. Pour l'éternité peut-être même.
Olivier Horner
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Sources: Bertrand Dicale, "Une vie en liberté" (Tempus); Christian-Louis Eclimont, 1000 chansons françaises de 1920 à nos jours (Flammarion); Stan Cuesta et Gilles Verlant, "La discothèque parfaite de la chanson française" (Fetjaine).