L'histoire de Songhoy Blues débute en bordure du Sahara. A Tombouctou, ville du légendaire guitariste et seigneur local, feu Ali Farka Touré. C'est là que Garba Touré (sans lien de parenté) apprend la six-cordes et le rudiment d'une musique malienne tante lointaine du blues américain.
La guerre est venue brouiller les cartes. La région n'a jamais été très sûre, mais lorsqu'en 2012, la ville aux 333 saints échappe au pouvoir central pour passer successivement des rebelles touaregs aux islamistes de l'AQMI et d'Ansar Dine, il est temps de quitter Tombouctou sous peine de se voir trancher les mains: la musique et le chant sont désormais sévèrement réprimés.
La même tempête fanatique atteint alors Gao, une autre ville baignée par le fleuve Niger et brûlée par le proche désert. C'est là que vivent le guitariste et chanteur Aliou Touré et le bassiste Oumar Touré. Cette histoire comporte décidément beaucoup Touré, mais, à nouveau, ces garçons n'ont pas de lien de parenté et partagent simplement un nom très répandu au Mali. C'est ainsi que Garba, Aliou et Oumar se retrouvent à Bamako avec le batteur Nathanael Dembélé, remplacé depuis par Drissa Kone.
Premier album en 2015
Un premier album annonce la couleur en 2015: "Music in exile". On découvre alors un groupe malien nettement plus électrique et énergique que la plupart de ses compatriotes. Surprise également, les connexions internationales de Songhoy Blues ne passent pas par l'ancienne métropole coloniale, Paris, mais filent plutôt du côté de Londres et de New York. Ce changement d'aiguillage est dû aux pérégrinations africaines du chanteur anglais Damon Albarn, lequel quitte régulièrement ses groupes Blur et Gorillaz pour développer sur place son projet Africa Express, un véritable bol d'air pour des musiciens maliens que la guerre étouffe et isole.
"Music in exile" comprend des titres en songhai ou en français. Mais peu importe la langue, les guitares de Songhoy Blues sont aussi aiguisées que des scalpels, avec une production signée Nick Zinner du groupe rock new-yorkais Yeah Yeah Yeahs.
La suite se poursuit dans cette veine à la fois rock et très africaine. "Resistance" et sa pochette au jaguar comporte les voix d'Iggy Pop et du rappeur anglais d'origine éthiopienne Elf Kid. Avec un troisième album cette année sous le signe de l'"Optimisme", Songhoy Blues ose même une incursion dans le hard rock binaire avec une chanson au titre délicieusement punk: "Badala", soit "allez-vous faire foutre" en songhai… Précisons que ce morceau se veut un coup de gueule en faveur de l’émancipation des femmes au Mali.
Le rock boudé en Afrique
A écouter Songhoy Blues, une question vient immédiatement: comment se fait-il qu'il n'y ait pas plus de rock en Afrique? Ce continent aura successivement adopté la rumba cubaine, la soul, le funk, le reggae, le rap… mais il boude encore et toujours le rock, à l'exception de l'Afrique du Sud (avec sa communauté anglo-saxonne et afrikaner), d'une petite scène à Nairobi et de quelques groupes disséminés entre Alger et Beyrouth.
Pour Michel Ndézé, animateur de "Pili Pili", l'émission dominicale de Couleur 3 consacrée aux cultures africaines, la réponse peut se résumer en deux gros mots: appropriation culturelle et racisme systémique. "Le rock'n'roll a été principalement inventé par des artistes afroaméricains, mais l'industrie du disque, tenue majoritairement par des blancs, a rapidement récupéré cette musique pour la rendre acceptable au public blanc. Comprenez avec des artistes blancs, tel Elvis. Pas question que des ados blancs puissent avoir des posters d'artistes noirs dans leur chambre. La société américaine était alors bien trop ségrégationniste pour tolérer ça."
L'exception Jimi Hendrix
Contrairement au rhythm'n'blues, à la soul et au funk, musiques éminemment noires, le rock aurait été délaissé par les musiciens afro-américains qui ne pouvaient imaginer y faire carrière. Il y a bien sûr des exceptions, la plus notable étant Jimi Hendrix, un rocker aussi célèbre que rare. Avec une telle histoire, "le rock ne pouvait servir de modèle de réussite aux musiciens du continent africain".
Les Fela et autres Manu Dibango ont eu pour héros Ray Charles, James Brown, Miles Davis ou Otis Redding, autant d'artistes à la peau noire. Et quand les anciennes colonies anglophones, lusophones ou francophones obtiennent leur indépendance, l'important est alors de créer des musiques africaines, à l'image de l'afrobeat de Fela ou de la rumba congolaise d'Antoine Wendo Kolosoy. Pas question d'aller s'inspirer de la musique des blancs becs de Los Angeles ou de Londres.
Thierry Sartoretti/ld
Songhoy Blues, "Optimisme" (Transgressive Records).