Brahms et la Suisse, chronique d'une passion

Grand Format

AFP - Karl von Jagemann / LEEMAGE

Introduction

A compter du 19e siècle, la petite ville bernoise de Thoune est l'une des destinations préférées des touristes étrangers qui viennent découvrir les paysages montagneux et la nature sauvage que les voyageurs du 18e siècle avaient abondamment décrite. Parmi eux figure le compositeur allemand Johannes Brahms, qui s'y est rendu trois étés de suite et y a récolté une véritable moisson de chefs-d'œuvre.

Chapitre 1
La Suisse, une seconde patrie

AFP - Dieter Reimprecht

Chaque année, avec l'arrivée des beaux jours, Brahms n'a qu'une idée en tête: quitter Vienne et trouver un coin tranquille pour passer l'été - loin du tumulte de la capitale - et composer en toute quiétude. C'est ainsi qu'en 1886, il porte son choix sur la petite ville de Thoune, sur les rives du lac qui porte son nom.

La ville est aujourd'hui imprégnée de son souvenir. Une plaque commémorative a d'abord été apposée sur la maison que le compositeur a habitée dans le quartier de Hofstetten. Lorsque celle-ci est démolie en 1930, un mémorial a été érigé dans un petit parc sur les rives du lac.

Si Brahms choisit de passer l'été à Thoune, c'est parce qu'il connaît bien la Suisse et y a développé des relations privilégiées. Voilà plus de trente ans qu'il y vient régulièrement, non seulement pour explorer sa nature sauvage et ses paysages de carte postale, mais également pour y pratiquer son art. Il s'est forgé un solide réseau d'amis avec des personnalités du pays à qui il ne manque pas de rendre visite et qui de leur côté saisissent tous les prétextes pour faire venir le compositeur en Suisse.

>> A écouter, "Johannes Brahms et la Suisse, chronique d'une passion" (1/2) :

Portrait du compositeur allemand Johannes Brahms. [AFP - Costa/Leemage]AFP - Costa/Leemage
L'Oreille d'abord - Publié le 25 novembre 2020

Au fil du temps, Brahms s'est mis à considérer notre pays comme une seconde patrie. La Suisse allemande est son territoire de prédilection: on le trouve régulièrement à Bâle, Zurich, Winterthour et Berne. On peut facilement affirmer que la vie musicale en Suisse allemande s'est largement trouvée enrichie par les nombreuses visites du compositeur. Il faut aussi dire que les Suisses se plient en quatre pour accueillir comme il se doit cet immense artiste. On comprend ainsi mieux pourquoi à compter de 1886, Brahms décide de passer des vacances à Thoune. Ces trois étés sont d'une telle fécondité sur le plan musical qu'ils font office d'été indien dans la carrière du compositeur. Pas moins de douze opus ont vu le jour sur les rives du lac de Thoune.

Chapitre 2
A Hofstetten

Keystone - Anthony Anex

Au début de l'été 1886, Brahms pose ses valises dans le quartier de Hofstetten, sur la rive gauche du lac de Thoune. Il s'installe au premier étage d'une maison riante et claire située en bordure immédiate de l'eau. Elle appartient à un certain Johann Spring qui tient au rez-de-chaussée un petit commerce de mercerie. Brahms ne peut s'empêcher de s'extasier devant sa nouvelle résidence estivale.

J'ai trouvé un logement absolument enchanteur. Ici c’est merveilleux.

Johannes Brahms dans une lettre à ses amis

Il faut dire que le cadre est magnifique. La ville de Thoune s'est développée sur un îlot de l'Aar qui se sépare en deux bras avant d'aller se jeter dans le lac. Son centre historique abrite en son sein un château à tourelles du XIIe siècle qui se dresse sur une colline surplombant la vieille ville et offre une vue panoramique sur les Alpes bernoises.

Comme tous les romantiques, Brahms apprécie la beauté des paysages et les nombreuses possibilités de randonnées que lui offre la région, d'autant que son médecin lui a largement conseillé de faire de l'exercice pour combattre le léger embonpoint dont il commence à souffrir. Aussi lorsqu'il ne travaille pas, le compositeur part-il volontiers en excursion.

Chapitre 3
La vie quotidienne

AFP - Roger-Viollet

Ce que Brahms apprécie à Thoune, c'est la tranquillité et le silence qui lui permettent de vivre en solitaire sans être trop dérangé.

De nombreux témoignages nous permettent d'imaginer la vie que le compositeur a menée là-bas. On apprend par exemple qu'il passe la plus grande partie de son temps à travailler, installé sous les ombrages du petit jardin qui entoure sa maison. Mais quand le temps le permet, il part volontiers en excursion pour visiter les villages environnants: Mürren, Kandersteg, Oeschinensee ou alors escalader les pentes du Niesen.

Le lac Oeschinen, près de Kandersteg. [Keystone - Peter Klaunzer]
Le lac Oeschinen, près de Kandersteg. [Keystone - Peter Klaunzer]

Lorsqu'il se sent d'humeur moins solitaire, il se rend à Thoune et s'établit dans les jardins du casino. Il reste là, absorbé derrière une bière, fumant interminablement des cigares en écoutant l’orchestre du casino.

A la pause, il n'est pas rare que les musiciens viennent le saluer. Brahms leur donne alors quelque menue monnaie pour aller risquer leur chance aux Rössel, les petits chevaux, la grande distraction de l'endroit.

Le soir, il prend son repas dans le jardin de quelque auberge, seul, ou avec des amis de passage. Il se couche tôt selon son goût et se lève avec le soleil.

Brahms ne cultive pas de contact particulier avec la population locale, si ce n’est avec le Docteur Dieffenbacher, un mélomane avec qui il aime partager une bière en fin de journée au Freihofgarten.

Il se rend aussi régulièrement à Berne pour passer du temps en compagnie de  son grand ami Joseph Viktor Widmann, qui a laissé d'innombrables souvenirs sur le séjour de Brahms en Suisse. Si l'on en croit les écrits de Widman, le compositeur lui rend visite presque chaque week-end. Il arrivait porteur d'une énorme serviette de cuir bourrée de livres qu'il avait empruntés à son ami la semaine précédente, livres d'histoires et de voyages pour la plupart, mais aussi des romans et livres de poèmes de Gottfried Keller, des livres traitant surtout des villes italiennes.

Joseph Viktor Widmann fut un intime de Brahms. [CC-BY-SA]
Joseph Viktor Widmann fut un intime de Brahms. [CC-BY-SA]

"Brahms, raconte Widmann, était toujours vêtu de façon singulière. Il ne respectait les conventions vestimentaires qu'en ville pendant les mois d'hiver. La tenue de vacances est pour lui une affirmation de liberté totale. C'est ainsi que pendant ses week-ends à Berne, on le voit souvent sans cravate, sans col dur, ce qui à l'époque est preuve d'audace. Les jours de grandes pluies, il s'enveloppe d'un vieux plaid qu'il croise sur sa poitrine et fixe au moyen d'une épingle double géante. Les habitants de Thoune pensaient qu'il était trop pauvre pour s'habiller décemment".

"Ses visites en fin de semaine, écrit encore Widmann, étaient pour moi et les miens des fêtes et des jours de réjouissances; mais non des jours de repos, car son esprit perpétuellement en mouvement exigeait de tous ceux qui l'entouraient une semblable activité et il fallait se surveiller et se ressaisir fréquemment pour se maintenir au niveau des exigences de son infatigable vitalité…."

Chapitre 4
La notoriété internationale

La notoriété poursuit le compositeur jusque dans son havre de paix dans les Alpes bernoises. Le village voit arriver d'Allemagne et d'Autriche des artistes, musiciens, chanteurs, compositeurs, chefs d'orchestre qui tous espèrent de la bouche de Brahms quelques louanges qu'ils pussent ensuite utiliser comme recommandation. Mais le compositeur se montre toujours très habile à les éviter. Certains rusent et font preuve d'une grande imagination pour tenter de lui soustraire quelques autographes, voire de peindre son portrait.

>> A écouter: la notoriété de Brahms lui valut l'assaut mondain de plusieurs admirateurs ou groupies qu'il essaya non sans mal d'évincer ou d'égarer :

Johannes Brahms, 1889. [wikipedia]wikipedia
Pile ou face - Publié le 14 mai 2019

Il y en a de plus chanceux que d'autres. C'est ainsi qu'en 1886, Brahms accueille avec chaleur la visite de la cantatrice Herminie Spies dont il est secrètement amoureux. La jeune femme est accompagnée de sa sœur Minna, qui tient un journal.

La cantatrice Herminie Spies. [CC-BY-SA]
La cantatrice Herminie Spies. [CC-BY-SA]

On y lit que Brahms compose tout spécialement pour Herminie un florilège de lieder que la cantatrice ne manque pas d'interpréter, pour son plus grand bonheur. Et le journal de conclure:

La lune se levait en plein au-dessus du lac où une barque pleine de lumières et de musiques passait à l’heure même où nous dûmes dire adieu au maître.

Journal de Minna Spies

Après la moisson de l'été 1886, Brahms décide de passer à nouveau l'été 1887 sur le lac de Thoune, où il reprend ses bonnes habitudes. Randonnées en montagnes, visites hebdomadaires chez Widmann.

Cette seconde villégiature estivale est marquée par deux rencontres importantes. Brahms reçoit la visite de deux grands écrivains qui ne vont pas tarder à s'imposer comme ses poètes favoris: Gottfried Keller et Klaus Groth. Gottfried Keller vient de Zurich, il est tout à la fois nouvelliste, romancier et poète et jouit d’une grande notoriété en Suisse comme en Allemagne. Quant à Klaus Groth, il est Allemand comme Brahms et s'est forgé une solide réputation d'écrivain grâce notamment à ses poésies lyriques et épiques.

Brahms ne tarde pas à leur emprunter les vers de plusieurs de ses mélodies. D'où cette formidable moisson de lieder composés au cours de l'été 1887. Brahms met également en chantier cette année-là plusieurs œuvres essentielles telle que la troisième sonate pour piano et violon achevée l'été suivant, ainsi que des Double chœur a cappella intitulés "Fest und Gedenksprüche".

>> A lire également : Cinq compositeurs célèbres qui ont fait escale en Suisse

Il met aussi à profit la tranquillité dont il jouit à Thoune pour mener à bien son double concerto pour violon, violoncelle et orchestre op. 102 que Clara Schumann appellera aussitôt "Versöhnungswerk" ou œuvre de réconciliation entre Brahms et son dédicataire, Joseph Joachim.

En juin 1888, Brahms s'installe pour la troisième et dernière fois à Hofstetten sur les rives du lac de Thoune. Widmann continue selon la coutume de le recevoir chaque dimanche à Berne. Mais au milieu du mois d'août, les deux amis ont une grosse discussion politique qui les dresse violemment l'un contre l'autre. S'ils ne parviennent pas à se mettre d'accord, ils se réconcilient cependant. Mais Brahms restera grognon tout le reste de l'été. La moisson musicale cette année-là est un peu plus maigre que les deux précédentes.

Chapitre 5
Genèse d'une histoire d'amour

AFP

Bien avant ses séjours à Thoune, Brahms s'était rendu plusieurs fois dans notre pays. Si l'on en croit la Revue musicale suisse, Johannes Brahms est venu pour la première fois en Suisse au cours du triste été de 1856, été où Robert Schumann venait de quitter ce monde.

Désormais veuve, Clara Schumann avait décidé d'apaiser son chagrin en emmenant ses deux enfants, Ludwig et Ferdinand, sur les rives du lac des Quatre-Cantons. Elle invite Brahms, l'ami de la famille, à les rejoindre. Le compositeur fait la route de Vienne accompagné de sa jeune sœur Marie. Le duo pose ses valises à Gersau le 30 août.

>> A écouter, "Johannes Brahms et la Suisse, chronique d'une passion" (2/2) :

Portrait du compositeur allemand Johannes Brahms (1833-1897). [AFP - Leemage]AFP - Leemage
L'Oreille d'abord - Publié le 26 novembre 2020


Gersau est une petite commune du canton de Schwytz située directement au bord du lac des Quatre-Cantons. Grâce à sa situation idyllique sur le versant sud du Rigi, la région est souvent appelée la Riviera de la Suisse centrale. Le village s'étend de la rive du lac jusqu'aux versants du Rigi, la reine des montagnes. Jusqu'au 19e siècle, le village n'était accessible que par bateau ou alors par le col du Gätterli. Un cadre idyllique qui ne pouvait manquer de plaire à l'amateur de randonnée qu’est Brahms.

Après ce premier séjour helvétique, il faut attendre neuf ans avant que Brahms ne revienne en Suisse. En juin 1865, il accomplit une longue tournée de concerts qui le conduit à Baden Baden puis à Karlsruhe. Apprenant que le compositeur est tout près de la frontière, deux de ses amis l'invitent à venir à Bâle pour écouter un concert au cours duquel la société chorale de la ville interprète la "Passion selon Saint Matthieu" de Jean-Sébastien Bach.

A l'issue de la soirée, Brahms devait déclarer qu'il n'avait jamais entendu en Allemagne une interprétation chorale de cette qualité et qu'il avait été très impressionné par la performance des chanteurs.

Durant ce séjour, le compositeur a l'occasion de faire de la musique de chambre. Sont donnés alors en première audition suisse les quintettes en fa mineur et quatuor en sol mineur2 de Brahms, ainsi que les "Variations sur un thème de Paganini".

A compter de cette année 1865, Brahms est régulièrement invité en Suisse aussi bien en tant que compositeur que comme interprète. En 1866, il décide même de louer un appartement à Zurich afin de faciliter ses allées et venues.

L'occasion se présente à Fluntern, sur le Zürichberg. C'est là, dans un logement très simple, dans ce que Brahms appelle son "Komponierhöhle"(littéralement "la grotte pour composer"), qu'il met au point les derniers mouvements de son "Requiem allemand".

Si l'on en croit sa correspondance, Brahms est particulièrement sensible aux moyens que les Suisses mettent à sa disposition pour créer ses œuvres dans les meilleures conditions possibles.

Avant de livrer une œuvre nouvelle à son éditeur, il aime pouvoir la tester lors d'un concert privé. En Suisse, les liens d'amitié qu'il a noués avec des musiciens vont lui être d'une grande aide. Ses amis n'hésiteront pas à réunir chœur et orchestre pour permettre au compositeur d'entendre ses œuvres.

Wagner adorait aussi la Suisse

Nous l'avons vu, l'amour que le compositeur porte à la Suisse culminera par la suite lors des trois étés passés sur les bords du lac de Thoune. Mais avant (et après!) lui, nombreux furent les compositeurs à apprécier le calme, la neutralité et l'ambiance favorable à la création artistique qu'offre la Suisse. Et parmi eux notamment, un fameux compatriote du grand Johannes Brahms.

>> A lire, notre grand format : Wagner en Suisse